Extrait d'une Lettre de M. de Humboldt a M. F. Delessert. "Berlin, 14 juillet 1858. "Mon respectable ami et confrere, "La bienveillance affectueuse dont vous m'avez honore (j'aime a dire hereditairement) depuis tant d'annees, a l'epoque de mon heureux sejour en France, s'est etendue sur mon excellent ami et compagnon de voyage M. Bonpland. Il vous doit, comme moi, une vive et immuable reconnaissance. Votre amitie, les rapports que j'ai pu entretenir avec tous les membres de votre famille, dotee moralement et intellectuellement d'une maniere si riche, offrent un point lumineux dans ma longue existence. Je vis dans une triste incertitude sur celui qui m'est cher. J'ai pense que vous liriez avec interet le dernier recit que je dois aux soins du docteur Lallemant, qui par amitie pour moi est alle voir M. Bonpland dans sa solitude de l'Uruguay. Vous voudrez peut-etre bien communiquer cet extrait aux personnes qui au Jardin des Plantes et au sein de l'Institut ont conserve un souvenir affectueux de M. Bonpland et de moi, qui dois tant a son imperturbable activite, a la grande amabilite et serenite de son caractere, a la courageuse fidelite de son devouement. Ce qui pourrait me donner encore un peu d'esperance, c'est que deja a San-Borja on disait mort M. Bonpland, a si peu de distance de Santa-Anna, lorsque M. Lallemant y passait; c'est que notre consul general et ministre resident M. de Gülich, attache personnellement a mon ami, ne m'a donne jusqu'ici aucune nouvelle. Je n'ai pas besoin de vous supplier, mon cher confrere, de me communiquer ce que vous savez de plus particulier a ce sujet. Comme je tiens singulierement a l'idee de voir sauvees les collections botaniques et geologiques de M. Bonpland, de meme que les manuscrits; de les voir deposees au Jardin des Plantes, auquel, sous l'adresse de MM. les professeurs, j'ai envoye, a la mort de M. Kunth, les six volumes de descriptions des plantes (trois volumes in-folio et trois inquarto), le nombre des descriptions faites sur les lieux est de 4528 especes generalement de la main de M. Bonpland, [Formel] est de ma main avec quelques dessins. "Notre excellent ami n'ayant pas l'esprit d'ordre, a cote de tant d'autres qualites tres-louables, je crois qu'il serait bien a desirer que MM. les professeurs du Jardin des Plantes veuillent bien par des Lettres officielles exciter l'activite de M. le consul de France a Montevideo ou a Buenos-Ayres, pour hater les demarches necessaires pour l'envoi des collections a Paris. Je crains un peu le musee qui s'est forme sous les auspices de M. Bonpland a Corientes, et auquel celui-ci avait promis tous ses doubles. Nous ignorons s'il y a un testament: comme mon ami avait une singuliere confiance en sa longevite, il est a craindre que ses papiers soient en grand desordre. Les pertes seraient d'autant plus a deplorer, que M. Bonpland, malgre mes pressantes prieres, a pris, avec lui, l'herbier de notre expedition, qui etait sans doute sa propriete, mais que je voyais, avec douleur, expose a de nouveaux dangers. M. Kunth s'est rendu alors au Havre pour obtenir du moins les six volumes de manuscrits botaniques de notre expedition, qui ont ete si utiles pour la redaction des six volumes in-folio des Nova genera et species plantarum Americae septentrionalis . "La derniere Lettre que j'ai eue de M. Bonpland est des Corientes du 7 juin 1857. "Je joins ici l'extrait de l'article mentionne plus haut. Dernieres nouvelles de M. Aime Bonpland. "Connaissant le vif interet que tant de personnes ont pris a la profonde douleur que j'ai ressentie a la nouvelle de la mort de mon precieux et noble ami, et compagnon de voyage, Bonpland, je regarde comme un devoir de publier une Notice a ce sujet. Je la dois a l'aimable et active obligeance de M. le Dr Lallemant, auteur d'un ouvrage important sur les maladies des Europeens dans les pays tropicaux. "Cet homme, si richement doue, voulant me preparer une joie, a entrepris un voyage a Rio-Grande, apres s'etre separe, a Rio-Janeiro, en fevrier dernier, de l'expedition imperiale autrichienne de la fregate Novarra. De Rio-Grande, il s'est dirige, au dela de Porto-Allegre, a travers l'ancienne Mission des Jesuites, vers San-Borja, ou il pensait, par erreur, que Bonpland s'etait etabli, comme il l'avait fait autrefois (depuis 1831). "Je possede deux Lettres du Dr Lallemant: l'une datee de San-Borja, sur l'Uraguay (du 10 avril); l'autre, du 19 avril 1858, de la Villa de Uruguaiana, apres qu'il eut parle a Bonpland a Santa-Anna. J'ai envoye un extrait detaille de ces Lettres a la redaction du journal Bonplandia, a Hanovre, journal botanique interessant et fort repandu. Ici je me contenterai des courtes notes suivantes. "J'habitais a San-Borja (ecrit Lallemant), chez un ami intime de Bonpland, le vicaire Gay. J'ai visite avec lui le jardin du botaniste, jardin maintenant desert et devaste, mais alors bien soigne. La derniere Lettre que le vicaire Gay avait recue, etait de la fin de l'annee 1857. Depuis lors, il apprit que Bonpland etait tombe gravement malade. Plusieurs Lettres ecrites pour demander des nouvelles de sa sante, resterent sans reponse, et, malgre la proximite des lieux, l'on etait meme incertain, a San-Borja, si je trouverais encore en vie votre compagnon de voyage. "C'etait en 1853 que Bonpland avait quitte San-Borja: il avait prefere sejourner dans une propriete plus grande qu'il possede a Santa-Anna, ou, depuis longtemps, il s'occupait de la culture d'orangers qu'il avait plantes lui-meme. L'habitation du vieux savant (dans l'estancia de Santa- Anna) consiste en deux grandes huttes, dont les murs de terre argileuse sont joints par des batons de bambou et par quelques poutres sous un toit de paille. Ces deux huttes ont des portes, mais pas de fenetres, parce que la lumiere penetre par des ouvertures pratiquees entre les batons de bambou. "Je fus recu cordialement et amicalement. Quoique l'age et une vie agitee aient profondement sillonne son visage, il y avait de la vie et de la serenite dans ses regards. Les conversations animees qu'il provoquait, semblaient le fatiguer extremement. Il souffrait beaucoup d'un catarrhe chronique de la vessie. Les privations surprenantes qu'il s'est imposees, n'ont nullement pour cause la necessite de borner ses depenses: elles sont l'effet d'une longue habitude, d'un grand empire sur lui-meme et d'une individualite caracteristique. "Le Gouvernement de Corrientes lui a fait present d'une terre de la valeur de 10,000 piastres d'Espagne: il jouit d'une pension annuelle (francaise) de 3000 francs. Il a exerce la medecine de la maniere la plus desinteressee. Il jouit de l'estime generale: mais il aime la solitude, et evite ceux qui voudraient lui offrir des conseils et des secours. "Son zele pour la science ne s'est pas encore relache. Ses collections et ses manuscrits sont a Corrientes, ou il a fonde un Musee national. "Le lendemain, je l'ai trouve plus faible et beaucoup plus malade. La nuit avait ete mauvaise. Je l'ai prie instamment de me dire si je ne pouvais pas lui etre utile en quelque chose, de quelque maniere que ce faut; mais il a agi avec moi, comme avec ses autres amis: il n'avait besoin d'aucun service. "Je pris conge de lui, le coeur emu. Combien j'aurais aime le persuader de rentrer au milieu du monde civilise. Il appartient a la premiere moitie du xix e siecle et non a la seconde. Votre ami me sembla etre touche, lorsque je lui fis mes adieux en serrant dans mes mains ses deux mains decharnees. Les personnes qui l'entourent, trouvent que depuis trois mois ses forces diminuent. Peut-etre ce vieillard a-t-il eu, au moment de notre separation, la meme pensee que moi: il s'est dit peut-etre que je pourrais bien etre un des derniers messagers de race europeenne, arrive de loin, dans ce desert, pour lui temoigner, au nom de la science qu'il a agrandie, respect, amour et reconnaissance. Je montai a cheval et je me dirigeai du cote du nord dans les plaines toujours vertes. Sans chemin trace devant moi, sans guide a mes cotes pour me distraire, j'avais une seule pensee, pensee melancolique, douloureuse, celle de Bonpland dont l'existence est comme terminee." "Comme Bonpland jouissait encore de la plenitude de la vie, lorsqu'il m'ecrivait de Corrientes, le 7 juin 1857: "J'irai (disait-il) porter mes collections et mes manuscrits moi-meme a Paris, pour les deposer au Museum. Mon voyage en France ne sera que tres-court; je retournerai a mon Santa-Anna, ou je passe une vie tranquille et heureuse. C'est la que je veux mourir, et ou mon tombeau se trouvera a l'ombre des arbres nombreux que j'ai plantes. Que je serais heureux, cher Humboldt, de te revoir encore une fois et de renouveler nos souvenirs communs. Le mois d'aoaut prochain, le 28, je completerai ma quatre-vingt-quatrieme annee, et j'ai trois ans de moins que toi. Il vient de mourir dans cette province un homme de cent sept ans. Quelle perspective pour deux voyageurs qui ont passe leur quatre-vingtieme annee!" "Cette Lettre, si sereine, ou Bonpland semblait avoir soif de vie, pour ainsi dire, contraste singulierement avec la description triste et sombre de la visite du Dr Lallemant. "Le 29 mai 1858, on croyait a Montevideo (d'apres M. de Tschudi) que Bonpland etait mort a San-Borja, sans designer le jour de son deces. Le 18 avril, Lallemant s'entretenait avec lui a Santa-Anna. Le 19 mai, sa mort etait dementie a Porto-Alegre. Il y a encore espoir que le plus jeune des deux ne soit pas appele le premier. Malheureusement, a de telles distances, l'incertitude est souvent de longue duree. Ainsi en est-il pour Edouard Vogel dans l'interieur de l'Afrique, et pour Adolphe Schlagintweit dans l'interieur de l'Asie. "A Berlin, le 12 juin 1858. " Alexandre de Humboldt." Comme l'on peut ajouter a cette communication les quelques lignes que l'on trouve dans un journal du 24 juillet 1858: "M. Bonpland, le grand voyageur naturaliste, s'est charge lui-meme de rassurer les siens (ses amis) sur l'etat de sa sante. L'illustre vieillard, plus qu'octogenaire, herborise encore; et il s'est heureusement conserve pour la science qu'il honore et qu'il ne cesse d'agrandir par ses travaux": on doit conserver encore quelques doutes sur l'exactitude des nouvelles donnees sur la perte de M. Bonpland.