--M. Flourens avait annonce a l'Academie des sciences, dans la seance du 12 juillet, la triste nouvelle, dementie plus tard, de la mort de M. Aime Bonpland, botaniste celebre, le compagnon d'Alexandre de Humboldt, l'ami de l'imperatrice Josephine. Avant de consacrer a cet excellent correspondant de notre Academie une petite notice necrologique, nous attendions d'etre absolument fixe sur son sort; rien de certain n'est encore parvenu jusqu'a nous, mais nous trouvons dans l'Athenaeum anglais la traduction d'une lettre ecrite de Berlin par l'illustre et si cher Mecene du Cosmos, en date du 12 juillet, et nous nous faisons un devoir de la reproduire integralement. "Averti de la sympathie profonde que plusieurs de mes amis ont ressentie pour moi, dans la grande douleur que devait me causer la mort de mon noble et tant aime compagnon de voyage, je me crois oblige de publier en toute hate une courte communication a son sujet, dont je suis redevable a l'amitie zelee de M. le docteur Lallemant. Cet homme accompli, sachant qu'en agissant ainsi il me ferait grand plaisir, s'est separe de ses compagnons de bord de la fregate Novara, laquelle, par ordre du gouvernement autrichien, doit faire, dans un but scientifique, le tour du monde, et a fait, en fevrier dernier, le trajet de Rio-Janeiro a Rio-Grande, et de Rio-Grande, par Porto-Alegre et les anciennes missions des jesuites, a San- Borja, ou, par erreur, il supposait que Bonpland residait encore, comme il l'avait fait depuis 1851. Je suis en possession de deux lettres du docteur Lallemant; la premiere est de San-Borja, sur l'Uruguay, et datee du 10 avril; il a ecrit la seconde de Villa de Uruguaiana, le 19 avril 1858, apres son entrevue avec Bonpland a Santa-Anna. "Pendant que j'etais a San-Borja, ecrit le docteur Lallemant, j'ai habite avec un intime ami de Bonpland, M. le vicaire Gay, dans la compagnie duquel j'ai visite le jardin si bien entretenu autrefois par l'habile botaniste, aujourd'hui desole et bouleverse. La derniere lettre de Bonpland recue par M. Gay est de la fin de 1857. Des nouvelles subsequentes annoncaient qu'il etait gravement malade. Des lettres ecrites dans le but d'avoir des nouvelles certaines de sa sante sont restees sans reponse; et, malgre la courte distance qui separe San-Borja de sa demeure actuelle, j'etais dans une grande incertitude si je trouverais vivant votre cher compagnon de voyage. Bonpland a quitte San-Borja en 1853 pour aller resider dans une propriete beaucoup plus vaste qu'il possede, et ou sa grande occupation est de cultiver les orangers qu'il a plantes ou semes de ses propres mains. La demeure du vieux savant (dans la ferme de Santa-Anna) se compose de deux vastes cottages dont les murs en boue sont maintenus par des poteaux de bambous et couverts de quelques poignees de chaume. Les deux cottages ont des portes, mais ils n'ont pas de fenetres: la lumiere ne penetre qu'a travers les intervalles des bambous qui soutiennent les murs. J'ai ete accueilli de la maniere la plus aimable et la plus cordiale. En depit des rides profondes qu'une vie si active a creusees sur ce visage aime, son oeil est toujours percant, limpide et plein d'expression. Une conversation animee, commencee par lui, semblait le fatiguer, car il souffrait grandement d'un rhumatisme chronique de la vessie. Les privations extraordinaires qu'il s'est imposees a luimeme ne sont pas la consequence d'une pauvrete reelle ou de retranchements indispensables, mais le resultat d'une longue habitude, d'une force incroyable de volonte et d'un caractere ferme au dela de ce qu'on peut imaginer. Le gouvernement de Corrientes lui a offert une propriete valant au moins 10000 piastres espagnoles; le gouvernement francais lui fait parvenir une pension annuelle de 3 000 francs. Il a toujours pratique la medecine, mais avec le desinteressement le plus parfait. Il est universellement respecte; mais il prefere a tout la solitude, et evite surtout ceux qui viendraient lui donner des avis ou lui offrir leur assistance. Son zele scientifique ne s'est nullement ralenti; ses collections et ses manuscrits sont deposes a Corrientes, ou il a fonde un musee national. Je le revis le lendemain matin et le trouvai beaucoup plus faible. La nuit avait ete pour lui mauvaise et douloureuse. Je le pressai vivement de me dire ce que je pourrais faire pour lui etre agreable ou utile; mais il fut avec moi ce qu'il est avec tous ses amis; il pretendait n'avoir besoin d'aucun secours. Je le quittai le coeur navre de douleur. Combien j'aurais ete joyeux si j'avais reussi a le ramener dans le monde civilise; mais je sentais comme lui qu'il n'etait plus temps d'entreprendre un si long voyage. Il a vecu dans la premiere periode du xixe siecle, mais la seconde ne lui appartiendra pas. Il m'a semble que votre ami etait lui-meme tres-emu quand, pour lui faire mes adieux, j'ai saisi ses deux mains sillonnees de grosses rides. Ceux qui l'entourent ont trouve que ses facultes avaient grandement baisse dans les trois derniers mois. Peut-etre que le noble vieillard etait sous l'impression du meme sentiment de regret profond lorsque j'ai pris conge de lui; et je serai probablement le dernier Europeen venu de bien loin pour le voir dans son desert sauvage, pour lui exprimer, au nom de la science, tout le respect, l'amitie et la reconnaissance qui lui sont si justement dus. Je montai a cheval et partis au galop dans la direction du nord a travers des plaines verdoyantes. Aucune route n'etait tracee devant moi, je n'etais distrait par aucun guide; j'etais seul avec les pensees si tristes dont m'accablait le spectacle de Bonpland, descendant rapidement vers le tombeau." "Combien, reprend M. de Humboldt, je fus heureux quand je recus la derniere lettre de Bonpland, ecrite de Corrientes le 7 juin 1857! "J'irai, me disait-il, porter mes collections et mes manuscrits moi-meme a Paris, pour les deposer au Museum. Mon voyage en France ne sera que tres-court, je retournerai a mon Santa-Anna, ou je passe une vie tranquille et heureuse. C'est la que je veux mourir et ou mon tombeau se trouvera a l'ombre des arbres nombreux que j'ai plantes. Que je serais heureux, cher Humboldt, de te revoir encore une fois et de renouveler nos souvenirs communs! Le mois d'aoaut prochain, le 28, je completerai ma quatrevingt-quatrieme annee, et j'ai trois (quatre) ans de moins que toi. Il vient de mourir dans cette province un homme de cent sept ans. Quelle perspective pour deux voyageurs qui ont passe leur quatre-vingtieme annee!" "Cette joyeuse lettre, qui exprime au moins le desir de vivre encore, contraste remarquablement avec la triste description de la visite du docteur Lallemant. Dans Monte-Video, suivant M. Von Tschudi, on croyait que Bonpland etait mort le 29 mai a San- Borja; mais on n'avait aucun detail sur ses derniers moments. Or, le 18 avril, il conversait avec M. Lallemant a Santa-Anna; et le 19 mai, a Porto-Alegre on dementait le bruit de sa mort. On peut donc esperer encore que le plus jeune des deux compagnons de voyage n'a pas ete appele le premier a une autre vie. A de si grandes distances, l'incertitude malheureusement se continue longtemps, comme ne le prouvent que trop les craintes qui nous tourmentent encore au sujet d'Edouard Vogel, perdu dans l'Afrique centrale, et d'Adolphe Schlagintweit, egare dans les regions centrales de l'Asie." Nous n'ajouterons aucun commentaire a cette touchante improvisation d'un vieillard de 89 ans.