Sur le niveau des mers et les courants. En général, toutes les mers qui communiquent entre elles doivent être considérées, par rapport à leur hauteur moyenne, comme étant parfaitement de niveau. Cependant des causes locales (probablement des vents régnants et des courants) produisent, en certains golfes profonds, des différences de niveau permanentes, mais toujours peu notables. Par exemple, à l’isthme de Suez, la hauteur de la mer Rouge surpasse celle de la Méditerranée de 8 à 10 mètres, selon les diverses heures du jour. Cette différence remarquable était déjà connue dans l’antiquité; il paraît qu’elle dépend de la forme particulière du détroit de Bab-el-Mandeb, par lequel les eaux de l’Océan Indien pénètrent dans le bassin de la mer Rouge plus facilement qu’elles n’en peuvent sortir. Les excellentes opérations géodésiques de Corabœuf et de Delcros montrent que, d’un bout à l’autre de la chaîne des Pyrénées, comme de Marseille à la Hollande septentrionale, il n’existe aucune différence appréciable entre le niveau de la Méditerranée et celui de l’Océan . Voy. les résultats numériques, dans Humb. As. Centr., t. II, p. 328-333. Un nivellement géodésique que mon vieil ami, le général Bolivar, a fait exécuter sur ma prière, en 1828 et 1829, par Lloyd et Falmarc, a prouvé que le niveau de la mer du Sud est à 1 m. tout au plus au-dessus de celui de la mer des Antilles, et même que l’une de ces deux mers est tantôt plus haute, tantôt plus basse que l’autre, selon les heures de leurs marées respectives. Or, comme le nivellement a été effectué sur une ligne de 12 myriamètres, en 933 stations et par autant de coups de niveau, on admettra facilement que l’erreur du résultat final puisse aller à 1 m., et l’on pourra considérer ce résultat comme une nouvelle preuve de l’équilibre des eaux qui communiquent vers le cap Horn (Arago, Annuaire du Bureau des Longitudes pour 1831, p. 319). J’avais déjà cru reconnaître, en 1799 et 1804, par mes observations barométriques, que, s’il existait une différence entre le niveau de la mer du Sud et celui de la mer des Antilles, cette différence ne pouvait dépasser 3 mètres. Voy. ma Relat. hist., t. III, p. 555-557, et les Annales de Chimie, t. I, p. 55-64. Les mesures qui paraissent établir un excès de hauteur pour les eaux du golfe du Mexique et pour celles de la partie septentrionale de la mer Adriatique (en combinant les opérations trigonométriques de Delcros et de Choppin, avec celles des ingénieurs suisses et autrichiens), ne paraissent pas mériter, sur ce point, une grande confiance. Malgré la forme de la mer Adriatique, il est invraisemblable que le niveau de la partie septentrionale soit à 8m, 4 au-dessus du niveau de la Méditerranée, à Marseille, et à 7m, 6 au-dessus de l’Océan Atlantique. Voy. mon Asie centrale, t. II, p. 332. Les perturbations de l’équilibre des eaux et les mouvements qui en résultent sont de trois sortes. Les unes sont irrégulières et accidentelles comme les vents qui les font naître; elles produisent des vagues dont la hauteur, en pleine mer et pendant la tempête, peut aller à 11 mètres. Les autres sont régulières et périodiques; elles dépendent de la position et de l’attraction du soleil et de la lune (flux et reflux). Les courants pélagiques constituent un troisième genre de perturbations permanentes et variables seulement quant à l’intensité. Le flux et le reflux affectent toutes les mers, sauf les petites méditerranées dans lesquelles l’onde produite par le flux est très-faible ou même insensible. Ce grand phénomène s’explique complétement dans le système newtonien: «il s’y trouve ramené dans le cercle des faits nécessaires.» Chacune de ces oscillations périodiques des eaux de l’Océan dure un peu plus d’un demi-jour; leur hauteur en pleine mer est à peine de quelques pieds, mais, par suite de la configuration des côtes qui s’opposent au mouvement progressif de l’onde, cette hauteur peut aller à 16 mètres à Saint-Malo, à 21 et même à 23 mètres sur les côtes de l’Acadie. «En négligeant la profondeur de l’Océan, comme insensible par rapport au diamètre de la terre, l’analyse de l’illustre Laplace a montré que la stabilité de l’équilibre des mers exige, pour la masse liquide, une densité inférieure à la densité moyenne de la terre. En fait, cette dernière densité est, comme nous l’avons vu déjà, cinq fois plus grande que celle de l’eau. Les hautes terres ne peuvent donc jamais être inondées par la mer, et les restes d’animaux marins que l’on rencontre au sommet des montagnes, n’ont point été transportés là par des marées jadis plus hautes que les marées actuelles.» Un des plus beaux triomphes de cette analyse que certains esprits mal faits affectent de déprécier, c’est d’avoir soumis le phénomène des marées à la prévision humaine; grâce à la théorie complète de Laplace, on annonce aujourd’hui, dans les éphémérides astronomiques, la hauteur des marées qui doivent arriver à chaque syzygie, et l’on avertit ainsi les habitants des côtes des dangers qu’ils peuvent courir à ces époques. Les courants océaniques, dont on ne saurait méconnaître l’influence sur les relations des peuples et sur le climat des contrées voisines des côtes, dépendent du concours presque simultané d’un grand nombre de causes plus ou moins importantes. On peut compter parmi ces causes: la propagation successive de la marée dans son mouvement autour du globe; la durée et la force des vents régnants; les variations que la pesanteur spécifique des eaux de la mer éprouve suivant la latitude, la profondeur, la température et le degré de salure; enfin les variations horaires de la pression atmosphérique; ces variations, si régulières sous les tropiques, se propagent successivement de l’est à l’ouest. Les courants présentent au milieu des mers un singulier spectacle: leur largeur est déterminée; ils traversent l’océan comme des fleuves dont les rives seraient formées par les eaux en repos. Leur mouvement contraste avec l’immobilité des eaux voisines, surtout lorsque de longues couches de varecs, entraînées par le courant, permettent d’en apprécier la vitesse. Pendant les tempêtes, on remarque quelquefois, dans l’atmosphère, des courants analogues isolés au milieu des couches inférieures; une forêt se trouve-t-elle sur le passage d’un courant pareil, les arbres ne sont renversés que dans la zone étroite qu’il a parcourue. La marche progressive des marées et les vents alizés font naître, entre les tropiques, le mouvement général qui entraîne les eaux des mers de l’orient à l’occident; on le nomme courant équatorial ou courant de rotation. Sa direction varie par suite de la résistance que lui opposent les côtes orientales des continents. En comparant les trajets exécutés par des bouteilles que des voyageurs avaient jetées, à dessein, à la mer, et qui furent recueillies plus tard, Daussy a récemment déterminé la vitesse de ce courant; son résultat s’accorde, à [Formel] près, avec celui que j’avais déduis d’expériences plus anciennes (10 milles marins français de 1856 mètres, par 24 heures). Christophe Colomb avait reconnu l’existence de ce courant pendant son troisième voyage, le premier où il ait tenté d’atteindre les régions tropicales par le méridien des Canaries. On lit, en effet, dans son livre de loch: «Je tiens pour certain que les eaux de la mer se meuvent, comme le ciel, de l’est à l’ouest (las aguas van con los cielos),» c’est-àdire selon le mouvement diurne apparent du soleil, de la lune et de tous les astres. Les courants, véritables fleuves qui sillonnent les mers, sont de deux sortes: les uns portent les eaux chaudes vers les hautes latitudes, les autres ramènent les eaux froides vers l’équateur. Le fameux courant de l’Océan Atlantique, le Gulf-Stream, déjà reconnu dans le xvi e siècle par Anghiera et surtout par sir Humfrey Gilbert, appartient à la première classe. C’est au sud du cap de Bonne- Espérance qu’il faut chercher l’origine et les premières traces de ce courant; de là il pénètre dans la mer des Antilles, parcourt le golfe du Mexique, débouche par le détroit de Bahama, puis, se dirigeant du S.-S.-O. au N.- N.-E., il s’éloigne de plus en plus du littoral des États- Unis, s’infléchit vers l’est au banc de Terre-Neuve et va frapper les côtes de l’Irlande, des Hébrides et de la Norvège, où il porte des graines tropicales (Mimosa scandens, Guilandina bonduc, Dolichos urens). Son prolongement du N.-E. réchauffe les eaux de la mer et exerce sa bienfaisante influence jusque sur le climat du promotoire septentrional de la Scandinavie. A l’est du banc de Terre- Neuve, le Gulf-Stream se bifurque et envoie, non loin des Açores, une seconde branche vers le sud. C’est là que se trouve la mer des Sargasses, immense banc formé de plantes marines (Fucus natans, l’une des plus répandues parmi les plantes sociales de l’Océan), dont l’imagination de Christophe Colomb fut si vivement frappée, et qu’Oviedo nomme praderias de yerva (prairies de varecs). Un nombre immense de petits animaux marins habitent ces masses toujours verdoyantes, transportées çà et là par les brises tièdes qui soufflent dans ces parages. On voit que ce courant appartient, presque tout entier, à la partie septentrionale du bassin de l’Atlantique; il côtoie trois continents: l’Afrique, l’Amérique et l’Europe. Un second courant dont j’ai reconnu la basse température, dans l’automne de l’année 1802, règne dans la mer du Sud et réagit d’une manière sensible sur le climat du littoral. Il porte les eaux froides des hautes latitudes australes vers les côtes du Chili; il longe ces côtes et celles du Pérou en se dirigeant d’abord du sud au nord, puis, à partir de la baie d’Arica, il marche du S.-S.-E. au N.- N.-O. Entre les tropiques, la température de ce courant froid n’est que de 15°,6 en certaines saisons de l’année, pendant que celle des eaux voisines en repos monte à 27°,5 et même à 28°,7. Enfin, au sud de Payta, vers cette partie du littoral de l’Amérique méridionale qui fait saillie à l’ouest, le courant se recourbe comme la côte ellemême, et s’en écarte en allant de l’est à l’ouest; en sorte qu’en continuant à gouverner au nord, le navigateur sort du courant et passe brusquement de l’eau froide dans l’eau chaude. On ignore à quelle profondeur s’arrête le mouvement des masses d’eaux chaudes ou froides qui sont entraînées ainsi par les courants océaniques; ce qui porterait à croire que ce mouvement se propage jusqu’aux couches les plus basses, c’est que le courant de la côte méridionale de l’Afrique se réfléchit sur le banc de Lagullas, dont la profondeur est de 70 à 80 brasses. (Alex. de Humboldt, Cosmos.)