Notice sur deux tentatives d'Ascension du Chimborazo; Par Alexandre de Humboldt . Le pied employe dans ce memoire est le pied de Paris, et le thermometre est le centigrade. (Le memoire est traduit de l'allemand et a paru pour la premiere fois dans Schumacher, Jahrbuch für 1837.) Personne n'a encore atteint aux cimes des plus hautes montagnes des deux continens: le Dhavalaghiri (Mont- Blanc) et le Djavahir dans l'ancien, le Sorata et l'Illimani dans le nouveau sont restes inaccessibles. Le point le plus eleve auquel, dans les deux continens, on soit parvenu, est la pente sud-est du Chimborazo, dans l'Amerique. Des voyageurs sont arrives presque a 18,500 pieds, savoir une fois en 1802, a 3016 toises, et une autre fois, en decembre 1831, a 3080 toises d'altitude. Des mesures barometriques ont ete effectuees, dans les Andes, a une hauteur de 3720 pieds au dessus de la cime du Mont-Blanc. L'elevation de ce dernier est si peu considerable en comparaison de la forme des Cordillieres, que dans celles-ci des cols tres frequentes, et meme le quartier haut de la grande ville de Potosi, ne sont que de 323 toises plus bas que la cime du Mont-Blanc. J'ai pense qu'il etait necessaire d'exposer d'abord ce petit nombre de donnees numeriques, afin de pouvoir presenter a l'imagination des points determines qui la mettent en etat de considerer la surface du globe sous le rapport hypsometrique et en quelque sorte plastique. Atteindre a de grandes hauteurs est de peu d'interet pour la science quand elles sont situees beaucoup au dessus de la limite des neiges et qu'elles ne peuvent etre visitees que pendant un temps tres limite. Des mesures faites au moyen du barometre assurent, a la verite, l'avantage d'obtenir promptement des resultats; toutefois les cimes sont generalement entourees de plateaux convenables pour une operation trigonometrique, et ou tous les elemens de la mesure peuvent etre verifies a plusieurs reprises, tandis qu'une mesure par le barometre peut produire des erreurs considerables dans les resultats, a cause des courans d'air ascendans et descendans le long des flancs de la montagne, et a cause des variations dans la temperature qu'ils occasionnent. La nature de la roche est derobee aux observations geognostiques, par la neige perpetuelle qui la couvre, puisque seulement des aretes de rochers isolees, et montrant des couches decomposees, percent cette enveloppe. La vie organique est morte dans ces hautes solitudes de la surface du globe. A peine voit-on s'egarer dans les couches rarefiees de l'atmosphere le condor ou des insectes ailes; encore ceux-ci sont-ils involontairement eleves par des courans d'air. Si les savans accordent a peine un interet serieux aux efforts des physiciens qui tachent d'escalader les cimes les plus hautes, au contraire, l'opinion generale prend une part tres vive aux tentatives de ce genre. Ce qui paraeit inaccessible a un certain attrait mysterieux; on veut que tout soit examine, que ce qui ne peut pas etre atteint soit au moins essaye. Le Chimborazo est devenu l'objet continuel des questions qui m'ont ete adressees depuis mon premier retour en Europe. Etablir les lois les plus importantes de la nature, faire le tableau le plus anime des zones de vegetaux et des differences de climat disposees comme par couche les unes au dessus des autres et determinant les travaux de l'agriculture, ont rarement ete des objets assez puissans pour detourner l'attention de dessus la cime neigeuse que l'on regardait, avant le voyage de M. Pentland en Bolivie, comme le point culminant de l'immense chaeine des Andes. Je vais extraire de la partie encore inedite de mes journaux le simple recit d'une excursion dans les montagnes. Le detail complet des mesures trigonometriques que j'ai faites dans la plaine de Tapia, pres du Nuevo-Riobamba, a ete publie peu de temps apres mon retour, dans le tome premier de mes Observations astronomiques. J'ai essaye de presenter a la vue, dans une planche de mon Atlas geographique et physique de l'Amerique meridionale, le tableau de la geographie des plantes sur la pente du Chimborazo et des montagnes voisines, depuis le rivage de la mer jusqu'a 14,800 pieds d'altitude, d'apres les excellentes determinations que M. Kunth a faites des vegetaux alpins que M. Bonpland et moi nous avions recueillis sur le dos des Andes. Le recit de mon ascension au Chimborazo, qui ne peut offrir que peu d'interet dramatique, etait reserve pour le quatrieme et dernier tome de mon Voyage aux regions equinoxiales. Mais M. Boussingault, l'un des plus capables et des plus instruits parmi les voyageurs de notre temps, et mon ami de plusieurs annees, ayant decrit recemment dans les Annales de chimie et de physique , a ma priere, une entreprise entierement semblable a la mienne, et nos observations se completant mutuellement, j'ose esperer que ce simple fragment d'un journal que je publie ici sera accueilli avec indulgence. Je m'abstiendrai de toute discussion de details relative a la geognosie et a la physique. Voyez aussi Poggendorf's Annalen der Physik, tome xxxii pages 193-200. Le 22 juin 1799 j'avais ete dans le cratere du pic de Teneriffe; trois ans apres, presque jour pour jour, le 23 juin 1802, je parvins tres pres de la cime du Chimborazo, plus elevee de 6700 pieds. Apres un long sejour sur le plateau de Quito, un des cantons les plus singuliers et les plus pittoresques du monde, nous preimes notre course vers les forets de quinquina de Loxa, puis vers le cours superieur du fleuve des Amazones, a l'ouest du detroit ou Pongo de Manseriche, enfin a travers les deserts sablonneux le long de la cote du Perou baignee par le Grand Ocean, afin de gagner Lima, ou nous devions observer le passage de Mercure sur le disque du soleil. Le 9 novembre 1802, dans la grande plaine couverte de pierres-ponces ou l'on commencait a rebatir, apres le terrible tremblement de terre du 4 fevrier 1797, la nouvelle ville de Riobamba, nous joueimes pendant plusieurs jours de la vue magnifique de la cime du Chimborazo, qui a la forme d'une cloche ou d'un dome; le temps etait superbe et tres favorable pour les mesures trigonometriques. Nous avions a l'aide d'une grande lunette examine le manteau neigeux de cette montagne, encore eloigne de nous de 15,700 toises, et nous avions decouvert plusieurs aretes de rochers qui, semblables a des bandes noires et arides, percaient les neiges eternelles, se dirigeaient vers la cime, et nous donnaient quelque esperance de pouvoir par leur moyen poser saurement le pied dans la region neigeuse. Nuevo-Riobamba est situe en vue du Capac-Urcu, montagne enorme aujourd'hui dentelee, nommee El- Altar par les Espagnols, qui, suivant une tradition des Indiens, fut jadis plus haute que le Chimborazo, et qui, apres avoir long-temps vomi du feu, s'ecroula. Ce phenomene, qui repandit la terreur, arriva peu de temps avant la conquete de Quito par l'Inca Tupac Yupanqui. Il ne faut pas confondre Nuevo-Riobamba avec l'ancien Riobamba des grandes cartes de la Condamine et de Maldonado. Cette derniere ville fut totalement detruite par la catastrophe du 4 fevrier 1797, qui en quelques minutes fit perir quarante-cinq mille hommes. Nuevo-Riobamba est situe, d'apres mes mesures chronometriques, a 42 secondes en temps plus a l'est que l'ancien Riobamba, mais presque sous la meme latitude (1° 41' 46" S.). Dans la plaine de Tapia, ou le 22 juin nous commencames notre excursion au Chimborazo, nous etions deja a 8898 pieds (1480 toises) au dessus du niveau du Grand Ocean. Cette plaine haute est une partie du fond de la vallee comprise entre deux chaeines des Andes, celle du Cotopaxi et du Tungurahua, volcans gigantesques a l'est, et celle de l'Illiniza et du Chimborazo a l'ouest. Nous montames par une pente douce jusqu'au pied de cette derniere montagne, ou nous passames la nuit a Calpi, village indien. Elle est parsemee faiblement de tiges de cactus et de schinus molle qui ressemble a un saule pleureur. Des troupeaux de lamas aux couleurs bariolees y cherchent par milliers une nourriture maigre et peu abondante. A une hauteur si considerable, la forte chaleur rayonnante nocturne du sol, sous un ciel degage de nuages, est pernicieuse pour l'agriculture par le refroidissement et la gelee. Par consequent 2890 metres. M. Boussingault a trouve 2870 metres, et, d'apres la chaleur du sol, que la temperature moyenne du plateau de Tapia est de 16°,4 C. Avant d'arriver a Calpi, nous visitames Lican, maintenant simple village aussi, mais qui etait une ville importante et la residence du Conchocando ou prince des Puruay, avant la conquete du pays par le onzieme Inca, le meme Tupac Yupanqui, dont il a deja ete question, et dont Garcilasso de la Vega vit encore, en 1559, le corps bien conserve dans le caveau sepulcral de sa famille a Cuzco. Les Indiens croient que le petit nombre de lamas sauvages que l'on rencontre sur la pente orientale du Chimborazo ne sont devenus tels que depuis la destruction de Lican, et proviennent des anciens troupeaux disperses a cette epoque. Tout pres de Calpi, au nord-ouest de Lican, s'eleve sur une plaine aride l'Yana-Urcu (Mont-Noir), petite colline isolee, dont les academiciens francais n'ont pas note le nom, et qui sous le rapport geognostique est digne de beaucoup d'attention. Elle est au sud-sud-est, eloignee de moins de trois lieues geographiques (de 15 au degre) du Chimborazo, et separee de ce colosse seulement par la haute plaine de Luisa. Si l'on ne veut pas la reconnaeitre pour une eruption laterale du Chimborazo, l'origine de ce cone n'en doit pas moins etre attribuee aux forces souterraines qui pendant des milliers d'annees ont cherche vainement a se frayer une issue par dessous le geant. L'Yana-Urcu est d'origine plus moderne que le soulevement de la grande montagne campaniforme. Il constitue, avec le Naguanguachi, colline plus septentrionale, une ligne de faeite continue, de la figure d'un fer a cheval, dont l'arc, plus evase qu'un demi-cercle, est ouvert a l'est. C'est probablement au milieu de cet espace qu'est situe le point hors duquel furent rejetees les scories noires qui aujourd'hui sont eparpillees au loin. Nous y avons trouve un enfoncement infundibuliforme, profond d'environ 120 pieds; son interieur renferme une petite colline arrondie, dont la hauteur atteint a peine celle des bords dont elle est entouree. Le nom d'Yana-Urcu appartient proprement au point culminant meridional de l'ancien bord du cratere, qui s'eleve a peine a 400 pieds au dessus de la plaine de Calpi. L'extremite septentrionale, plus basse, est appelee Naguanguachi. Cette masse volcanique rappelle, par sa forme de fer a cheval, mais non par la nature de sa roche, le Javirac (El Panecillo de Quito), colline un peu plus elevee et isolee au pied du volcan du Pichincha, dans la plaine de Turubamba, et qui, sur la carte de la Condamine, ou plutot de Morainville, est representee a tort comme un cone parfait. Suivant la tradition des Indiens et d'anciens manuscrits que possedait le Cacique ou Apu de Lican, descendant du premier prince ou conchocandi du pays, la derniere eruption volcanique de l'Yana-Urcu arriva peu de temps apres la mort de l'Inca Tupac Yupanqui, par consequent au milieu du quinzieme siecle. La tradition rapporte qu'un globe de feu ou meme une etoile tomba du ciel et enflamma la montagne. De semblables mythes, qui joignent des chutes d'aerolithes a, des embrasemens, sont egalement repandus parmi les tribus indigenes du Mexique. La roche de l'Yana-Urcu est une masse de scorie poreuse d'un brun fonce, souvent toute noire, que l'on peut confondre aisement avec le basalte poreux. L'olivine y manque entierement. Les cristaux blancs, qui s'y trouvent en quantite minime, sont en general petits et vraisemblablement du labrador. J'y vis ca et la des pyrites incrustees. Tout cela appartient au porphyre pyroxenique noir, de meme que toute la formation du Chimborazo, dont nous parlerons bientot, et a laquelle je ne puis donner le nom de trachyte, puisqu'elle ne contient pas du tout de feldspath avec un peu d'albite comme les trachytes des Sept-Montagnes pres de Bonn. Les masses poreuses, luisantes et scoriformes de l'Yana Urcu, alterees par un feu tres actif, sont extremement legeres; mais le petit volcan n'a pas rejete de veritables pierres ponces. L'eruption s'est faite a travers une masse de dolerite a couches irregulieres, qui compose le plateau, et ressemble a la roche de Penipe, au pied du volcan de Tungarahua, ou la syenite et un mica-schiste grenatifere ont ete simultanement perces. Sur la pente orientale de l'Yana-Urcu, ou plutot au pied de cette colline du cote de Lican, les Indiens nous conduisirent a un rocher saillant qui presente une ouverture ressemblant a l'entree d'une galerie eboulee. On y entend, et meme a une distance de dix pas, un bruit souterrain tres fort et accompagne d'un courant d'air ou d'un vent qui sort de dessous terre, mais qui est trop faible pour qu'on puisse lui attribuer seul un bruit si etrange. Il est plus probable que ce dernier est occasionne par un ruisseau souterrain qui se precipite dans une cavite profonde, et par sa chute produit le courant d'air. Un moine, cure de Calpi, avait commence depuis longtemps, d'apres cette supposition, a creuser le long d'une fente ouverte une galerie, afin de procurer de l'eau a sa paroisse; la durete de la roche noire et pyroxenique a vraisemblablement fait interrompre le travail. Le Chimborazo, malgre sa masse enorme de neiges, envoie des ruisseaux si maigres dans la plaine, que l'on peut supposer avec une espece de certitude que la plus grande partie de ses eaux tombe dans des gouffres de l'interieur. Dans le village de Calpi on entendait autrefois un grand bruit sous une maison qui n'avait pas de cave; et avant le fameux tremblement de terre du 4 fevrier 1797, un ruisseau sortit d'un point plus bas au sud-ouest du village. Plusieurs Indiens penserent que c'etait une portion de l'eau qui coule sous l'Yana-Urcu. Par l'effet du tremblement de terre le ruisseau disparut. Nous passames la nuit a Calpi, dont l'altitude, d'apres ma mesure barometrique, est de 9720 pieds (1620 toises); le lendemain matin, 23, nous commencames notre ascension du Chimborazo; nous essayames de monter par le cote du sud-sud-est; les Indiens qui devaient nous servir de guides, mais dont bien peu seulement etaient parvenus auparavant a la limite des neiges perpetuelles, donnaient egalement la preference a cette route. Nous reconnaumes que le Chimborazo est entoure de grandes plaines, disposees par etages les unes au dessus des autres. Nous traversames d'abord les Llanos de Luisa; ensuite, apres une montee peu escarpee, et longue a peine de 5000 pieds, nous entrames dans le Llano de Sisgun. Le premier etage a 10,200, le second 11,700 pieds de haut. Ces plaines tapissees de gazon atteignent ainsi, la premiere, a la hauteur du pic Nethou, la plus haute cime des Pyrenees; la seconde, a celle du volcan de Teneriffe. La parfaite horizontalite de ces plaines fait supposer que des eaux non courantes ont pu y sejourner long-temps. On croit voir un fond de lac. C'est sur la pente des Alpes suisses qu'on observe ce meme phenomene de petites plaines disposees par etages les unes au dessus des autres, et qui, semblables a des lacs alpins taris, communiquent entre elles par d'etroits passages ouverts. D'immenses pelouses (los pajonales) offrent sur le Chimborazo, de meme que sur les autres sommets des Andes, une surface si uniforme, que la famille des graminees, qui s'y compose principalement d'especes de paspalum, andropogon, bromus, dejeuxia et stipa, est rarement melee de plantes dicotyledones. C'est presque la nature des steppes que j'ai vue dans les cantons arides de l'Asie septentrionale. La flore du Chimborazo nous a paru en general moins riche que celle des autres montagnes qui entourent la ville de Quito. Un petit nombre de calceolaires, de composees (bidens, eupatorium, dumerilia paniculata, werneria nubigena), et de gentianes, entre lesquelles brille la belle gentiana cernua a fleurs d'un rouge pourpre, s'elevent seules, dans la haute plaine de Sisgun, parmi les graminees qui s'agroupent comme des plantes sociales. Celles-ci appartiennent pour la plupart aux genres de l'Europe septentrionale. La temperature aerienne qui domine ordinairement dans cette region alpine, a une elevation de 1600 et 2000 toises, varie le jour entre 4 et 16 degres cent., et la nuit entre 0 et 10. La temperature moyenne de toute l'annee pour la hauteur de 1800 toises me paraeit etre, d'apres les observations que j'ai recueillies dans le voisinage de l'equateur, a peu pres de 9 degres. Dans les plaines de la zone temperee, cette temperature est celle de l'Allemagne septentrionale, par exemple, de Lunebourg (53° 15' de latitude); mais la repartition de la chaleur entre chaque mois, qui fournit le caractere le plus important pour determiner la physionomie de la vegetation d'un canton, est si inegale dans la zone temperee, que la chaleur moyenne de fevrier y est - 1° 8, et celle de juillet + 18. Mon plan etait de faire une operation trigonometrique dans la belle pelouse de Sisgun, parfaitement unie. Je m'etais prepare a y mesurer une base. Les angles de hauteur y auraient ete assez considerables, puisque l'on est si pres de la cime du Chimborazo. Il ne restait plus qu'a determiner une elevation verticale de moins de 8400 pieds, qui est celle du Canigou dans les Pyrenees. La masse de chaque montagne de la chaeine des Andes est si enorme, que toute determination d'altitude au dessus du niveau de la mer y est necessairement composee d'une mesure barometrique et d'une trigonometrique. J'avais inutilement apporte avec moi le sextant et les autres instrumens. La cime du Chimborazo restait cachee par un brouillard epais. De la plaine haute de Sisgun, on monte assez brusquement jusqu'a la laguna de Yana-Coche, petit lac alpin. Je n'etais descendu de mon mulet, tout le long de la route, que pour cueillir ca et la des plantes avec M. Bonpland, mon compagnon de voyage. L'Yana-Coche ne merite pas le nom de lac; c'est un bassin circulaire dont le diametre est a peine de 130 pieds. Le ciel devenait de plus en plus trouble; mais entre les couches de brouillard et au dessus d'elles, etaient epars des groupes de nuages isoles. La cime du Chimborazo se montra pendant quelques minutes. Comme dans la nuit precedente il etait tombe beaucoup de neige, je laissai mon mulet a l'endroit ou nous rencontrames la limite inferieure de cette neige recente, limite qu'il faut se garder de confondre avec celle des neiges perpetuelles. Le barometre indiquait que nous venions d'atteindre a une altitude de 13,500 pieds. Sur d'autres montagnes j'ai vu egalement, pres de l'equateur, neiger jusqu'a une altitude de 11,200 pieds, mais pas plus bas. Les Indiens qui m'accompagnaient ne quitterent leurs mulets qu'a la limite des neiges eternelles, c'est-a-dire a la hauteur du Mont-Blanc, cime qui, sous cette latitude de 1° 27' S., serait a peine constamment couverte de neige. Nos chevaux et nos mulets resterent la pour nous attendre a notre retour. A 150 toises au dessus du petit bassin d'Yana-Coche, nous veimes enfin la roche nue. Jusque-la le tapis de gazon avait derobe le sol a toute recherche geognostique; de grands murs de rochers, diriges du nord-est au sudouest, en partie fendus en colonnes informes, offraient une masse pyroxenique d'un noir tirant sur le brun, et brillante comme du porphyre resinite. Ces colonnes, percant l'enveloppe de neige perpetuelle, etaient tres minces, hautes de 50 a 60 pieds, a peu pres comme les colonnes trachytiques du Tabla-Uma, sur le volcan du Pichincha. Un groupe isole representait, vu dans le lointain, un mat et des troncs d'arbres. Ces parois escarpees nous conduisirent, a travers la region des neiges, a une arete etroite montant vers la cime; c'etait une crete de rochers qui seule nous donnait la possibilite d'avancer; car la neige etait si molle que nous n'osions presque pas marcher sur sa surface. Cette arete presentait une roche tres decomposee et friable, souvent celluleuse comme une amygdaloide basaltique. Le sentier devenait de plus en plus resserre et raide. Les Indiens, a l'exception d'un seul, nous abandonnerent a une altitude de 15,600 pieds. Prieres, menaces pour les retenir furent vaines; ils pretendaient souffrir beaucoup plus que nous. Nous ne restames donc plus que quatre, savoir: M. Bonpland, notre excellent et courageux ami; le fils cadet du marquis de Salvalegre, Carlos Montufar, qui, plus tard, dans la lutte des Americains pour conquerir leur liberte, fut fusille par ordre du general Morillo; un metis de San-Juan, village voisin, et moi. A force de travail et de patience, nous parveinmes plus haut que nous n'avions ose l'esperer, car nous etions presque entierement enveloppes par le brouillard. Souvent l'arete de rocher nommee en espagnol cuchilla, denomination tres expressive, puisqu'elle signifie dos de la lame d'un couteau, n'avait pas plus de 8 a 10 pouces de large; a gauche, la pente etait couverte de neige, dont la surface unie et luisante paraissait comme glacee par la gelee, et avait une inclinaison de 30 degres; a droite, nos regards plongeaient avec effroi dans un gouffre profond de 800 ou 1000 pieds, et duquel s'elevaient perpendiculairement des masses de rochers que la neige ne couvrait pas. Nous tenions toujours le corps penche de ce cote, car la declivite a gauche nous paraissait plus menacante, parce qu'elle n'offrait aucune chance de s'y retenir par les mains a quelque saillie de rocher, et que, de plus, la legere ecorce de glace ne mettait pas a l'abri de s'enfoncer dans la neige. Nous ne pouvions laisser glisser sur cette superficie glacee que des morceaux tres legers de dolerite poreuse. La surface en pente s'etendait si loin, que nous perdions ces pierres de vue avant qu'elles se fussent arretees. L'absence de neige sur l'arete qui nous guidait, ainsi que sur les rochers a notre droite a l'est, doit etre attribuee moins a l'escarpement des masses de rochers et a des bouffees de vent qu'a des crevasses qui exhalent par leurs ouvertures l'air chaud des couches profondes de l'interieur de la terre. Bientot la marche nous fut plus difficile encore, parce que la roche devenait extremement friable. Il fallait appliquer a la fois les mains et les pieds la ou l'arete offrait des especes de degres isoles et tres escarpes: cela arrive tres ordinairement dans les voyages des Alpes. Comme la roche etait a angles tres aigus, nous faumes blesses et nous souffreimes beaucoup, surtout aux mains. M. Leopold de Buch et moi nous avons plus pati encore de ces lesions pres du cratere du pic de Teneriffe, si riche en obsidienne. De plus, s'il est permis a un voyageur de citer ces sortes de particularites peu importantes, je dirai que depuis plusieurs semaines j'avais au pied une plaie occasionnee par l'accumulation des niguas (pulex penetrans), et beaucoup augmentee dans le Llano de Tapia, ou je faisais une operation geodesique, par la poussiere fine des pierres-ponces. La chique des creoles francais des Antilles, le sandfly des Anglais, sandfloh des Allemands; insecte qui se niche sous la peau de l'homme et qui, lorsque la poche aux oeufs de la femelle fecondee se gonfle, produit une inflammation tres douloureuse. Le peu de cohesion des particules de la roche a la surface de l'arete commandait un redoublement de prudence, puisque plusieurs masses, que nous supposions solidement fixees au roc, en etaient detachees et simplement recouvertes de sable. Nous marchions a la file, et avec d'autant plus de lenteur qu'il fallait essayer les endroits qui paraissaient peu saurs. Heureusement, la tentative d'arriver a la cime du Chimborazo etait la derniere de notre voyage dans les montagnes de l'Amerique meridionale; c'est pourquoi l'experience que nous avions acquise pouvait nous guider et nous donner plus de confiance dans nos forces. C'est un caractere particulier de toutes les excursions dans la chaeine des Andes, qu'au dessus de la ligne des neiges perpetuelles, les hommes blancs se trouvent constamment sans guides et sans connaissance des localites dans la position la plus perilleuse. Partout on est ici le premier dans la region a laquelle on s'eleve. Par intervalles nous ne pouvions plus apercevoir la cime du Chimborazo; aussi etions-nous doublement curieux de savoir combien il nous restait encore a monter. Nous ouvreimes le barometre a cuvette a un endroit ou la largeur de l'arete rocheuse permettait que deux personnes pussent se tenir commodement debout l'une a cote de l'autre. Nous etions a 17,300 pieds d'altitude, par consequent a peine a 200 pieds au dessus du point ou trois mois auparavant nous etions parvenus en escaladant une crete semblable sur l'Antisana. Il en est de la determination des hauteurs, dans l'ascension des montagnes, comme de la determination de la chaleur dans les ardeurs de l'ete: on reconnaeit avec chagrin que le thermometre n'est pas aussi haut, ni le barometre aussi bas qu'on s'y etait attendu. Comme l'air, malgre la grande elevation, etait completement sature d'humidite, nous trouvames les pierres detachees, et le sable qui remplissait leurs intervalles, extremement mouille; le thermometre se soutenait encore a 2° 8 au dessus du point de congelation. Un peu auparavant nous avions pu enterrer l'instrument a trois pouces de profondeur dans un lieu sec: il s'y tint a 5° 8 au dessus de zero. Le resultat de cette observation, faite a peu pres a 2860 toises d'altitude, est tres remarquable; car a 400 toises plus bas, sur la limite des neiges perpetuelles, la chaleur moyenne de l'atmosphere n'est, d'apres plusieurs observations soigneusement recueillies par M. Boussingault et par moi, que de 1° 6 au dessus de zero. La temperature de la terre a + 5° 8 doit donc etre attribuee a la chaleur interieure de la montagne de dolerite; je ne dis pas a sa masse totale, mais aux courans d'air qui s'elevent des couches inferieures de la croaute du globe. Apres que nous eaumes grimpe avec precaution pendant une heure, l'arete devint moins raide; mais malheureusement le brouillard resta aussi epais qu'auparavant. Nous commencames tous, par degres, a nous trouver tres mal a notre aise. L'envie de vomir etait accompagnee de quelques vertiges, et bien plus penible que la difficulte de respirer. Le metis de San-Juan, uniquement par bonte d'ame, et nullement par un motif interesse, n'avait pas voulu nous quitter. C'etait un paysan robuste et pauvre, qui souffrait plus que nous. Nos gencives et nos levres saignaient. La tunique conjonctive des yeux etait, chez nous tous sans exception, gorgee de sang. Ces symptomes d'extravasation de sang dans les yeux et d'eruption sanguine aux gencives et aux levres n'avaient rien d'inquietant pour nous, puisque nous les connaissions par un grand nombre d'exemples. En Europe, M. Zumstein commenca a rendre du sang a une hauteur bien moins considerable sur le Mont-Rosa. A l'epoque de la conquete de la region equinoxiale de l'Amerique, les guerriers espagnols ne monterent pas au dessus de la limite inferieure des neiges perpetuelles, par consequent pas au dela de la hauteur du Mont-Blanc, et cependant Acosta, dans son Historia natural de las Indias, espece de geographie physique, que l'on peut appeler un des chefs-d'oeuvre du seizieme siecle, parle en detail "de malaises et de crampes d'estomac, comme de symptomes douloureux du mal de montagnes," qu'on peut comparer au mal de mer. Une fois, sur le volcan de Pichincha, je ressentis, sans aucun saignement, un si violent mal d'estomac accompagne de vertige, que je fus trouve etendu sans connaissance a terre au moment ou je venais de me separer de mes compagnons sur un mur de rocher au dessus de la crevasse de Verde-Cuchu, afin de faire des experiences electrometriques sur un point completement libre. L'altitude n'etait que de 13,800 pieds, par consequent peu considerable. Mais sur l'Antisana, a la grande hauteur de 17,022 pieds, don Carlos Montufar saigna beaucoup des gencives. Tous ces phenomenes sont tres dissemblables, suivant l'age, la constitution, la finesse de la peau, les efforts anterieurs de force musculaire qu'on a exercee; cependant ils sont pour chaque individu une sorte de mesure de la rarefaction de l'air et de l'altitude a laquelle on est parvenu. D'apres mes observations ils se manifestent, dans les Andes, chez l'homme blanc, quand le barometre se tient entre 14 pouces et 15 pouces 10 lignes. On sait que l'evaluation des hauteurs auxquelles les aeronautes pretendent s'etre eleves merite ordinairement peu de croyance; et si M. Gay-Lussac, observateur saur et extremement exact, qui, le 16 septembre 1804, atteignit a la hauteur prodigieuse de 21,600 pieds, par consequent entre celle du Chimborazo et de l'Illimani, ne rendit pas de sang, il faut peut-etre l'attribuer a l'absence de tout mouvement musculaire. Dans l'etat actuel de l'eudiometrie, l'air paraeit aussi riche en oxigene dans ces hautes regions que dans les regions inferieures; mais, dans cet air rarefie, la pression du barometre etant moindre de moitie que celle a laquelle nous sommes ordinairement exposes dans les plaines, une moindre quantite d'oxigene est recue par le sang a chaque aspiration, et on concoit parfaitement comment il en resulte un sentiment general de faiblesse. Ce n'est pas ici le lieu de rechercher pourquoi cette asthenie excite sur les montagnes, comme dans le vertige, de preference le malaise et l'envie de vomir, non plus que de demontrer que l'eruption du sang, ou le saignement des levres, des gencives et des yeux, que n'eprouvent pas tous les individus a des hauteurs si grandes, ne peut nullement etre expliquee d'une maniere satisfaisante par l'enlevement progressif d'un contre-poids mecanique qui comprime le systeme vasculaire. Il conviendrait plutot d'examiner la vraisemblance de l'influence d'une moindre pression de l'air sur la lassitude lorsque les jambes se meuvent dans les regions ou l'atmosphere est tres rarefiee; puisque, d'apres la decouverte memorable de deux savans ingenieux, MM. Guillaume et Edouard Weber , la jambe attachee au corps n'est supportee, quand elle se meut, que par la pression de l'air atmospherique. Mechanik der menschlichen Gehwerkzeuge (Mecanique des organes de locomotion de l'homme), 1836, § 64. De nouvelles experiences faites par MM. Weber freres dans le vide, ont confirme cette proposition que la jambe est soutenue dans la cavite du bassin par l'air atmospherique. Les couches de brouillard qui nous empechaient de voir les objets lointains semblerent se separer brusquement malgre le calme complet de l'atmosphere, peutetre par un changement de tension electrique. Nous reconnaumes de nouveau, et tres pres de nous, la cime du Chimborazo en forme de dome. C'etait un coup d'oeil d'une majeste imposante. L'espoir d'atteindre cette cime, objet de nos vifs desirs, ranima nos forces. L'arete de rocher, couverte ca et la de minces flocons de neige, s'elargissait un peu: nous nous hations d'un pas plus assure en avant, lorsque tout-a-coup un ravin profond de 400 pieds, et large de 60, opposa a notre entreprise un obstacle insurmontable. Nous veimes distinctement au dela de cet abeime l'arete que nous suivions se prolonger dans la meme direction; toutefois je doute qu'elle conduise jusqu'a la cime. Il n'y avait pas moyen de contourner le ravin. Sur l'Antisana, M. Bonpland avait pu, apres une nuit tres froide, traverser un espace considerable de neige qui l'avait porte; mais ici on ne pouvait risquer une semblable tentative a cause du peu de solidite de la masse, et la forme du gouffre empechait qu'on n'y descendeit. Il etait une heure apres midi. Nous placames le barometre avec de grandes precautions, il marquait 13 pouces 11 lignes et deux dixiemes. La temperature de l'air etait de 1° 6 au dessous de zero; mais apres un sejour de plusieurs annees dans les contrees les plus chaudes de la zone torride, ce froid peu intense nous parut glacial. De plus, nos bottes etaient entierement penetrees par l'eau de neige; car le sable qui quelquefois couvrait l'arete etait mele de vieille neige. D'apres la formule barometrique de La Place, nous avions atteint une altitude de 3016 toises, ou plus exactement de 18,097 pieds. Si la determination de la hauteur du Chimborazo, telle qu'elle est marquee sur une tablette en pierre conservee a Quito dans l'eglise des jesuites, est exacte, il nous restait encore jusqu'au sommet 1224 pieds en ligne perpendiculaire, ou seulement trois fois la hauteur de l'eglise de Saint-Pierre a Rome. La Condamine et Bouguer disent expressement que sur le Chimborazo ils ne sont parvenus qu'a une hauteur de 2400 toises; mais sur le Corazon, une des montagnes neigeuses (nevados) les plus pittoresques des environs de Quito, ils se vantent d'avoir vu le barometre descendre a 15 pouces 10 lignes. Ils disent: "Personne n'a vu le barometre si bas, et vraisemblablement personne n'est monte a une si grande hauteur." Au point du Chimborazo que nous avions atteint, la pression de l'air etait presque de deux pouces moindre: elle etait moindre aussi qu'a l'endroit le plus haut ou, en 1818, par consequent seize ans plus tard, le capitaine Gerard s'est eleve sur le Tahirgang, dans les monts Himalaya. En Angleterre, j'ai ete expose, pendant pres d'une heure, dans une cloche a plongeur, a une pression atmospherique de 45 pouces. La flexibilite de l'organisation humaine supporte donc des differences, dans les hauteurs barometriques, qui vont jusqu'a 31 pouces. Doit on admettre que la constitution physique de l'homme serait changee graduellement, si de grandes causes agissant dans le systeme du monde rendaient permanents des extremes semblables de rarefaction ou de condensation de l'air? Nous restames peu de temps dans ce triste desert, completement enveloppes de nouveau par un brouillard epais. L'air humide n'eprouvait aucun mouvement. On ne pouvait distinguer nulle direction determinee dans les petits groupes epars de vapeurs condensees: ainsi je ne puis dire si a cette elevation le vent d'ouest soufflait en opposition au vent alise. Nous n'apercevions plus la cime du Chimborazo, aucune des montagnes neigeuses des environs, et encore moins le plateau de Quito. Nous etions isoles comme dans la nacelle d'un ballon. Quelques lichens seulement s'etaient montres a nos regards jusqu'au-dela des limites des neiges perpetuelles. Les derniers vegetaux cryptogames que je recueillis furent le lecidea atrovirens (lichen geographicus, Web.), et une nouvelle espece de gyrophora d'Acharius (gyrophora rugosa), a peu pres a 2800 toises d'altitude. La derniere mousse, le grimmia longirostris croissait a 400 toises plus bas. M. Bonpland avait pris un papillon de la division des sphinx a 15,000 pieds d'altitude, et nous veimes une mouche a 1600 pieds plus haut. Je vais rapporter un fait qui prouve que ces animaux avaient ete emportes, malgre eux, dans ces hautes regions de l'atmosphere, par les courans d'air qui s'elevent des plaines echauffees. Quand M. Boussingault monta a la Silla de Caracas pour repeter la mesure que j'avais faite de cette montagne, il apercut a midi, par le vent d'ouest qui regnait a 8000 pieds d'altitude, des corps blanchatres qui de temps en temps traversaient l'atmosphere; il les prit d'abord pour des oiseaux, dont le plumage blanc reflechissait la lumiere du soleil. Ces corps s'elevaient de la vallee (de Caracas) avec une grande vitesse, et depassaient la cime de la Silla, en se dirigeant au nord-est, ou vraisemblablement ils arrivaient a la mer. Quelques uns tomberent sur la pente meridionale de la Silla; c'etaient des pailles eclairees par le soleil. M. Boussingault m'en a envoye a Paris, dans une lettre, quelques unes qui avaient encore leurs epis; M. Kunth, mon ami et mon collaborateur, les reconnut a l'instant pour appartenir au wilfa tenacissima, graminee qui vegete dans la vallee de Caracas, et que ce botaniste a decrit dans notre ouvrage intitule: Nova Genera et species plantarum Americae aequinoctialis. Je dois remarquer aussi que nous n'avons rencontre, sur le Chimborazo, aucun condor, ce puissant vautour qui est si commun sur l'Antisana et le Pichincha, et qui, ne connaissant pas l'homme, montre une grande hardiesse. Le condor aime l'air le plus pur et un ciel serein, afin de reconnaeitre de tres haut, avec plus de facilite, sa proie ou sa pature, car il donne la preference aux animaux morts. Comme le temps se gatait de plus en plus, et que le brouillard augmentait, nous descendeimes par la meme arete qui avait favorise notre ascension. Il fallait marcher avec bien plus de precaution qu'en montant, a cause du peu de saurete de nos pas. Nous ne nous arretions qu'aussi long-temps que l'exigeait le soin de ramasser des echantillons de roches. Il nous etait aise de prevoir d'avance qu'en Europe on nous demanderait souvent un petit fragment de la cime du Chimborazo. A cette epoque, pas une seule roche n'avait encore ete designee par son nom mineralogique dans aucune des contrees de l'Amerique meridionale; on appelait granit les roches de toutes les hautes cimes des Andes. Pendant que nous etions a peu pres a 17,400 pieds d'altitude, la grele commenca a tomber avec violence. C'etaient des grains d'un blanc laiteux, opaques, a couches concentriques. Quelques uns semblaient avoir ete considerablement aplatis par un mouvement de rotation. Vingt minutes avant que nous fussions parvenus a la limite inferieure des neiges eternelles, cette grele fut remplacee par la neige. Les flocons etaient si gros, que bientot ils couvrirent l'arete de rochers sur laquelle nous marchions d'une couche de neige epaisse de plusieurs pouces; nous aurions certainement couru de grands dangers si ce meteore nous eaut surpris a une elevation de 18,000 pieds. A deux heures et quelques minutes nous arrivames a l'endroit ou nos mulets nous attendaient. Les Indiens restes la s'etaient inutilement inquietes sur notre sort. La portion de voyage au dela des limites des neiges eternelles avait dure trois heures et demie, pendant lesquelles, malgre la rarefaction de l'air, nous n'avions pas eu besoin de nous asseoir pour nous reposer. L'epaisseur de la cime campaniforme du Chimborazo, a la hauteur des neiges eternelles, par consequent a une altitude de 2460 toises, a encore un diametre de 3437 toises, et plus haut a peu pres a 150 toises de distance du point culminant, le diametre de la montagne est de 672 toises. Ce dernier nombre est par consequent celui du diametre de la partie superieure du dome ou de la cloche; le premier exprime la largeur que presente a l'oeil la totalite de la masse neigeuse du Chimborazo, vue de Nuevo-Riobamba, masse qui est representee dans les planches 16 et 23 de mes Vues des Cordillieres, avec les deux sommets de moindre hauteur qui lui sont adosses au nord. J'ai mesure soigneusement, avec le sextant, les differentes parties du contour, tel qu'il se dessine magnifiquement sur l'azur fonce du ciel des tropiques, par un jour pur et serein dans la haute plaine de Tapia. Ces determinations servent a apprecier le volume du colosse au dessus d'une surface sur laquelle Bouguer fit ses experiences sur l'attraction du pendule par la montagne. M. Pentland, geognoste distingue, auquel nous devons la connaissance de la hauteur du Sorata et de celle de l'Illimani, et qui, muni d'excellens instrumens d'astronomie et de physique, parcourt de nouveau en ce moment la Bolivie ou le Haut-Perou, m'a assure que mon dessin du Chimborazo est en quelque sorte repete dans la figure du Nevado de Chuquibamba, mont trachytique de la Cordilliere occidentale, au nord d'Arequipa, lequel atteint a une altitude de 19,680 pieds (3280 toises). C'est la, entre les 15 et 18 degres de latitude meridionale, que, par la proximite, le grand nombre et la masse des hautes cimes, existe le renflement le plus considerable de la surface de la terre que nous connaissions, apres l'Himalaya, autant du moins que ce renflement derive, non de la forme primitive produite par le mouvement de rotation de notre planete, mais du soulevement des chaeines de montagnes et des domes de dolerite, de trachyte a albite et de trachytes feldspathiques. En descendant le Chimborazo, nous trouvames que la neige recemment tombee avait mis accidentellement en contact momentane la limite inferieure des neiges perpetuelles avec les taches de neiges sporadiques, qui au dessous de cette limite se rencontraient eparses sur la roche nue parsemee de lichens, et sur la pelouse (pajonal); neanmoins il etait toujours aise de distinguer, a la moindre epaisseur de la couche accidentelle, et a sa nature particuliere, la vraie limite des neiges perpetuelles, qui alors au Chimborazo avait 2470 toises d'elevation. Dans un autre ouvrage, savoir, dans un memoire sur les causes des inflexions des lignes isothermes, insere dans les Fragmens asiatiques, j'ai montre que dans la province de Quito la difference de hauteur de la limite des neiges perpetuelles, sur les divers nevados, n'oscille, d'apres l'accord que presentent mes propres mesures, que de 38 toises; que la hauteur moyenne de la limite doit etre evaluee a 14,760 pieds ou 2460 toises, et que, dans la Bolivie, entre 16 et 18 degres de latitude sud, elle se trouve encore a 2670 toises a cause du rapport de la temperature moyenne de l'annee avec la temperature des mois les plus chauds; a cause de la masse, de l'etendue et de la plus grande elevation des plateaux environnans qui font rayonner la chaleur; a cause de la secheresse de l'atmosphere, et a cause de l'absence totale de chute de neige depuis mars jusqu'en novembre. La limite inferieure de la neige perpetuelle, qui ne coincide nullement avec la courbe isotherme de zero, monte ici par exception, au lieu de descendre quand on s'eloigne de l'equateur. Par les causes entierement analogues du rayonnement de la chaleur dans les plateaux voisins, la limite des neiges perpetuelles, entre les 30 degres 45 minutes et les 31 degres de latitude nord, est a 2600 toises d'altitude sur la pente septentrionale de l'Himalaya, vers le Tibet, tandis que sur le versant meridional, du cote de l'Inde, elle ne s'eleve qu'a 1950 toises. Il resulte de cette influence remarquable qu'exercent la forme de la surface de la terre et le rayonnement des plateaux voisins, qu'au dela du tropique une portion considerable de l'Asie interieure est habitee par des peuples agriculteurs du culte boudhique, gouvernes par un systeme monacal, et cependant faisant des progres en civilisation la ou, a la meme hauteur, dans l'Amerique me ridionale, sous l'equateur meme, la terre reste couverte de glaces eternelles. Nous reveinmes au village de Calpi par un chemin un peu au nord du Llano de Sisgun a travers le Paramo de Pungupala, si riche en vegetaux. Des cinq heures nous nous retrouvames chez notre ami le cure de Calpi. Comme il arrive toujours, le jour le plus brumeux de l'expedition fut suivi du temps le plus serein. Le 25 juin, a Nuevo-Riobamba, le Chimborazo nous apparut dans toute sa magnificence, je pourrais dire dans cette grandeur et cette majeste calmes qui caracterisent la nature dans le paysage des tropiques. Une seconde tentative sur l'arete rocheuse interrompue brusquement par un gouffre, aurait certainement ete aussi peu heureuse que la premiere, et deja je m'occupais de la mesure trigonometrique du volcan de Tungurahua. M. Boussingault, accompagne de son ami M. Hall, colonel anglais, qui bientot apres fut assassine a Quito, fit le 16 decembre 1831 une nouvelle tentative d'atteindre la cime du Chimborazo, d'abord en partant de Mocha et de Chilapullu, ensuite de l'Arenal, ainsi par une route differente de celle que M. Bonpland, don Carlos Montufar et moi nous avions suivie. Il fut oblige de cesser de monter lorsque son barometre ne marqua plus que 13 pouces 8 lignes et demie, la temperature de l'air etant a 7° 8 au dessus de zero. Il vit la colonne de mercure presque 3 lignes au dessous du point ou je l'avais observee, et parvint a 3080 toises, par consequent a 64 toises plus haut que moi. Ecoutons ce que dit ce voyageur, qui connaeit si bien la chaeine des Andes, et qui le premier, avec une hardiesse notable, a porte des appareils de chimie dans les crateres des volcans: "Le chemin que nous nous frayames dans la derniere partie de notre excursion, a travers la neige, ne nous permettait d'avancer que lentement; a droite nous pouvions nous tenir fermes a un rocher; a gauche, l'abeime etait effrayant; nous eprouvions deja l'effet de la rarefaction de l'air; tous les deux ou trois pas nous etions obliges de nous asseoir; mais a peine assis, nous nous relevions tout de suite, car notre souffrance ne durait que pendant le temps que nous etions en mouvement. La neige sur laquelle il fallait marcher etait molle, et au plus epaisse de 3 a 4 pouces, recouvrant une glace lisse et dure. Nous etions contraints de tailler des marches sur cette surface. Ce travail etait fait par un negre qui marchait en avant; il eut bientot epuise ses forces. Voulant le depasser pour le remplacer, je glissai; fort heureusement M. Hall et mon negre me retinrent. Pendant un instant nous nous trouvames tous trois dans le plus grand danger. Plus loin, la neige favorisa davantage notre marche, et a trois heures et demie apres midi nous etions sur la crete de rocher apres laquelle nous soupirions depuis longtemps; elle est large d'un petit nombre de pieds, mais environnee de precipices. Nous nous convainqueimes la qu'il etait impossible d'aller plus avant. Nous etions au pied d'un prisme de rocher dont la surface couverte d'un dome de neige forme la cime du Chimborazo. Pour se faire une image exacte de la topographie de toute la montagne, que l'on se represente une enorme masse de rochers couverte de neige, et qui paraeit soutenue de tous cotes comme par des arcs-boutans. Ces arcs-boutans sont les cretes qui sont adossees a ces masses et s'elevent au dessus des neiges eternelles." La perte d'un physicien tel que M. Boussingault eaut ete trop cherement achetee au prix du mince avantage que peuvent offrir a la science des entreprises de ce genre. Avec quelque vivacite que j'aie exprime depuis plus de trente ans le voeu que la hauteur du Chimborazo puisse etre mesuree de nouveau par une operation trigonometrique bien precise, cependant il regne encore quelque incertitude sur le resultat absolu. Don George Juan et les academiciens francais donnent, d'apres diverses combinaisons des memes elemens, ou du moins d'apres des operations qui etaient toutes analogues, des hauteurs de 3380 et de 3217 toises, et qui par consequent different entre elles d'un vingtieme. Le resultat de mon operation trigonometrique, qui est de 3350 toises, tient le milieu entre ces deux donnees, et se rapproche de la determination des Espagnols a un cent douzieme pres. Le resultat plus petit de Bouguer se fonde, du moins en partie, sur la hauteur de la ville de Quito, qu'il fait de 30 a 40 toises trop faible. Bouguer trouve, d'apres l'ancienne formule barometrique simple, sans correction pour la chaleur, la hauteur de 1462 toises au lieu de 1507 et de 1492, nombres sur lesquels M. Boussingault et moi nous avons ete d'accord. La hauteur que je donne a la plaine de Tapia, ou je mesurai une base de 873 toises de longueur , paraeit etre passablement exempte d'erreur. Je trouvai cette hauteur de 1482 toises, et M. Boussingault, dans une saison absolument differente, par consequent par un decroissement de chaleur tres dissemblable dans les couches d'air superposees les unes aux autres, trouva 1471 toises. D'ailleurs l'operation de Bouguer fut tres compliquee, parce qu'il fut oblige de deduire la hauteur du plateau qui reunit les Cordillieres orientale et occidentale de la hauteur de la pyramide trachytique d'Illiniza, mesuree par de tres petits angles de hauteur, dans la region cotiere inferieure de Niguas. La seule grande montagne de la terre dont jusqu'a present les mesures se sont accordees a un deux cent quarantesixieme pres, est le Mont-Blanc; car pour le Mont-Rosa, quatre suites differentes de triangles prises par M. Carlini, astronome et excellent observateur, lui donnerent pour resultat 2419, 2343, 2357 et 2374 toises, et M. Oriani trouva egalement par une triangulation 2390 toises: difference, un trente-quatrieme. Humboldt, Recueil d'Observations Astronomiques et d'Operations Trigonometriques, t. 1, p. lxxii. La premiere mention detaillee que j'ai rencontree du Chimborazo est celle qu'en fait Girolamo Benzoni, voyageur italien, spirituel et un peu satirique, dont l'ouvrage fut imprime a Venise en 1565. Voici ce curieux passage tel que le rend la vieille traduction francaise: "Partant une fois de Guaiaquil pour aller en Quito, je passai le grand mont de Chimbo, qui a plus de quarante mil, c'est-a-dire dix lieues de hauteur, et qui est entierement deshabite. La ou n'eaut ete un Indien qui me secourut d'un peu d'eau, je crois que je fusse mort de soif en chemin. Quand je fus au fest de la montagne, je m'arrestay un peu pour contempler et regarder a mon aise le pays. De quoy je fus si ravy, voyant devant moy tant de provinces et si estranges, qu'il m'estait proprement advis que je revoye, et que c'etait quelque vision qui se presentait a mes yeux plutot qu'autre chose ." Histoire nouvelle du Nouveau Monde, extraite de l'italien de M. Hierosme Benzoni, Milanais, qui a voyage xiiii ans en ce paysla, par Urbain Chaumelon. Geneve, 1579, 1 vol. in-12, p. 690. (Note du Traducteur.) Les Indiens de Quito savaient long-temps avant l'arrivee des astronomes francais, venus pour mesurer les trois premiers degres du meridien, que le Chimborazo etait le plus haut des monts neigeux de leur pays. Ils voyaient que c'etait la cime qui s'elevait le plus au dessus de la limite des neiges perpetuelles. Des considerations semblables les avaient engages plus anciennement a regarder le Capac-Urcu, aujourd'hui ecroule, comme plus haut que le Chimborazo. Quant a la constitution geognostique du Chimborazo, je me contenterai d'ajouter la remarque generale, que si d'apres les resultats importans exposes par M. Leopold de Buch dans son dernier memoire classique sur les crateres de soulevement et les volcans , on doit appeler seulement trachyte une masse contenant du feldspath, et andesite une masse contenant de l'albite, la roche du Chimborazo ne merite aucune de ces deux denominations. Cet ingenieux et illustre geognoste a deja remarque il y a plus de vingt ans, lorsque je l'invitai a examiner oryctognostiquement les roches de la chaeine des Andes que j'avais rapportees en Europe, que sur le Chimborazo le pyroxene remplacait l'amphibole. Ce fait est cite dans plusieurs passages de mon Essai Geognostique sur le Gisement des Roches dans les deux hemispheres, que j'ai publie en 1823. M. Gustave Rose, qui m'a accompagne dans mon voyage en Siberie, et qui par son excellent travail sur les mineraux ayant de l'affinite avec le feldspath, et sur l'association de ces mineraux avec le pyroxene et l'amphibole, a ouvert de nouvelles voies aux recherches geognostiques, n'a trouve dans tous mes echantillons des roches du Chimborazo ni albite, ni feldspath. Toute la formation de cette cime si celebre de la chaeine des Andes ne consiste que dans un melange de labrador et de pyroxene, deux substances qui se reconnaissent aisement a leur cristallisation. Le Chimborazo est, d'apres la nomenclature de M. Gustave Rose, un porphyre a pyroxene (augit-porphyr), une espece de dolerite. Il lui manque aussi l'obsidienne et la pierre-ponce. L'amphibole n'y a ete observee que par exception, et en tres petite quantite, seulement dans deux echantillons. La roche du Chimborazo est donc, comme nous l'apprennent les determinations plus recentes de M. Leopold de Buch et de M. Elie de Beaumont, analogue a celle de l'Etna. Pres des ruines de l'ancien Riobamba, a trois lieues geographiques vers l'est du Chimborazo, on trouve deja un vrai porphyre dioritique, un compose d'amphibole noire sans pyroxene, et d'albite blanche vitreuse, sorte de roche qui rappelle la belle masse divisee en colonnes a Pisoje, pres de Popayan, et la roche du volcan de Toluca, au Mexique, volcan dont j'ai pu atteindre la cime. Une portion des fragmens de porphyre a pyroxene que j'ai recueillis generalement deja detaches, jusqu'a une altitude de 18000 pieds, sur l'arete de rocher conduisant a la cime, avait 12 a 14 pouces de diametre. Les fragmens avaient une texture poreuse a petites cellules et de couleur rouge. L'interieur des cellules etait brillant. Les fragmens les plus noirs ont quelquefois la legerete de la pierre ponce et semblent avoir ete alteres recemment par l'action du feu. Ils n'ont pas coule en torrent comme les laves; ils ont vraisemblablement ete lances a travers des crevasses ouvertes le long de la pente de la montagne apres son soulevement en forme de cloche. Poggendorf's Annalen, t. xxxvii, p. 188 a 190. J'ai toujours considere l'ensemble du plateau de Quito comme un seul grand foyer volcanique. Le Tungurahua, le Cotopaxi, le Pichincha avec leurs crateres ne sont que les bouches d'un meme foyer. Si le vulcanisme, dans le sens le plus etendu de ce mot, designe tous les phenomenes qui dependent de la reaction de l'interieur d'une planete contre sa surface oxidee, il faut en conclure que la portion meridionale du plateau de Quito est plus que toute autre contree intertropicale de l'Amerique du sud exposee a l'action permanente de ce vulcanisme. Meme sous les domes de porphyre pyroxenique qui, tels que le Chimborazo, n'ont pas de cratere, les forces volcaniques grondent sans cesse. Trois jours apres notre expedition, nous entendeimes a une heure apres minuit, a Nuevo-Riobamba, un epouvantable mugissement souterrain (bramido) qui ne fut suivi d'aucune commotion sensible. Ce ne fut que trois heures plus tard qu'on ressentit un violent tremblement de terre precede d'aucun bruit. De semblables bramidos, que l'on suppose venir du Chimborazo, avaient ete entendus peu de jours auparavant a Calpi. Ils sont extremement frequens au village de San-Juan, bien plus rapproche du mont colossal. Ils n'excitent cependant pas plus l'attention des Indiens que le grondement lointain du tonnerre par un temps sombre et nuageux n'emeut les habitans de notre zone septentrionale. Telles sont les remarques passageres sur deux ascensions du Chimborazo que je me permets de communiquer aux geologues, simplement telles que je les ai extraites d'un journal de voyage encore inedit. Quand la nature est si majestueuse et si puissante, et que nos efforts sont uniquement consacres a la science, le discours dans lequel nous les presentons peut bien se passer de tout ornement. Berlin, septembre 1836.