voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent, fait en 1799, 1800, 1801, 1802, 1803 et 1804, par Alex. de Humboldt et A. Bonpland; rédigé par Alexandre de Humboldt, avec un Atlas géographique et physique. T. 11 et 12. Paris, chez J. Smith, 1826. 8.° Il y a long-temps que nous aurions dû rendre compte de cette sixième livraison du voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent; non pour l’annoncer ou le recommander à l’attention du public: tout ce qui sort de la plume de Mr. de Humboldt et qui porte son nom, n’a besoin ni d’annonce ni de recommandation; mais pour en faire jouir par nos extraits, au moins en partie, ceux de nos lecteurs qui pourroient n’être pas à portée de se procurer l’ouvrage lui-même. La division Sciences et Arts de notre Journal, a déjà présenté de précieux documens physico-météorologiques extraits de ces deux volumes. Voyez Bibl. Univ. Sc. et Arts. T. XXXIII, p. 197. Les deux volumes dont se compose la sixième livraison, renferment la relation du trajet de Mr. de Humboldt des côtes de Vénézuela à la Havane; un aperçu général de la population des Antilles, comparée à la population du Nouveau-Continent, sous les rapports de la diversité des races, de la liberté personnelle, du langage et des cultes; un essai statistique sur l’île de de Cuba, dans lequel l’auteur a réuni tout ce que ses propres observations, les renseignemens qui lui ont été fournis par les habitans les plus instruits de l’île et les documens officiels dont il a eu communication, ont pu lui apprendre sur l’état actuel de cette importante colonie; son voyage par mer, depuis la Havane jusqu’à la ville de Trinidad en suivant les côtes méridionales de l’île; une analyse raisonnée de la carte de l’île de Cuba, et enfin, un grand nombre de notes, dont plusieurs mériteroient par leur étendue le nom de mémoires, et qui contiennent une foule de détails curieux, relatifs à la zoologie, à la botanique, à la géographie, à la statistique, aux antiquités et aux langues des deux Amériques. Forcé de faire un choix parmi tant d’objets tous également intéressans, nous commencerons cet extrait par quelques observations générales de Mr. de Humboldt, sur l’importance de l’île de Cuba, fondée sur sa position géographique, la fertilité de son sol et la nature de sa population, et nous les ferons suivre par la description de la ville de la Havane et de ses environs. «L’importance politique de Cuba,» dit-il, «n’est pas seulement fondée sur l’étendue de sa surface, qui est de la moitié plus grande que celle d’Haïti, sur l’admirable fertilité de son sol, sur ses établissemens de marine militaire et sur la nature d’une population, composée, pour trois cinquièmes, d’hommes libres: elle s’agrandit encore par les avantages de la position géographique de la Havane. La partie septentrionale de la mer des Antilles, connue sous le nom de golfe du Mexique, forme un bassin circulaire de plus de 250 lieues de diamètre, une Méditerranée à deux issues, dont les côtes, depuis la pointe de la Floride jusqu’au cap Catoche de Yukatan, appartiennent aujourd’hui exclusivement aux confédérations des Etats-Mexicains et de l’Amérique du nord. L’île de Cuba, ou plutôt son littoral entre le cap Saint-Antoine et la ville de Matanzas, placée au débouquement du Vieux-Canal, ferme le golfe du Mexique au sud-ouest, en ne laissant au courant océanique, désigné sous le nom de Gulf- Stream, d’autres ouvertures que vers le sud, un détroit entre le cap Saint-Antoine et le cap Catoche, vers le nord, le canal de Bahama, entre Bahia-Honda et les bas fonds de la Floride. C’est près de l’issue septentrionale, là où se croisent, pour ainsi dire, plusieurs grandes routes du commerce des peuples, qu’est situé le beau port de la Havane, fortifié à la fois par la nature et par de nombreux ouvrages de l’art. Les flottes qui sortent de ce port, et qui sont en partie construites avec le cedrela et l’acajou de l’île de Cuba, peuvent combattre à l’entrée de la Méditerranée mexicaine, et menacer les côtes opposées, comme les flottes qui sortent de Cadix peuvent dominer l’Océan près des colonnes d’Hercule. C’est dans le méridien de la Havane que le golfe du Mexique, le Vieux-Canal et le canal de Bahama communiquent ensemble. La direction opposée des courans, et les agitations de l’atmosphère, très-violentes à l’entrée de l’hiver, donnent à ces parages, sur la limite extrême de la zone équinoxiale, un caractère particulier.» «L’île de Cuba n’est pas seulement la plus grande des Antilles (sa surface différant peu de l’Angleterre proprement dite, sans le pays de Galles); elle offre aussi par sa forme étroite et allongée un tel développement de côtes, qu’elle est voisine à la fois d’Haïti et de la Jamaïque, de la province la plus méridionale des Etats-Unis (la Floride) et de la province la plus orientale de la Confédération mexicaine (le Yucatan). Cette circonstance mérite la plus sérieuse attention; car des pays qui communiquent par une navigation de dix à douze jours, la Jamaïque, Haïti, Cuba et les parties méridionales des Etats-Unis (depuis la Louisiane jusqu’en Virginie) renferment près de 2,800,000 Africains. Depuis que Santo-Domingo, les Florides et la Nouvelle- Espagne ont été séparées de la métropole, l’île de Cuba ne tient plus que par la communauté du culte, du langage et des mœurs aux pays qui l’avoisinent, pays qui, pendant des siècles, ont été soumis aux mêmes lois.» «La Floride forme le dernier anneau de cette longue chaîne de républiques, dont l’extrémité septentrionale touche au bassin du Saint-Laurent, et qui s’étend de la région des palmiers à celle des hivers les plus rigoureux. L’habitant de la Nouvelle-Angleterre regarde comme des dangers publics l’augmentation croissante de la population noire, la prépondérance des états à esclaves (slave states), et la prédilection pour la culture des denrées coloniales; il fait des vœux pour que le détroit de la Floride, limite actuelle de la grande Confédération américaine, ne soit franchi que dans les vues d’un commerce libre, fondé sur l’égalité des droits. S’il craint des événemens qui fassent passer la Havane sous la domination d’une puissance européenne plus redoutable que l’Espagne, il n’en désire pas moins que les liens politiques, par lesquels la Lousiane, Pensacola et Saint-Augustin de la Floride ont été unis jadis à l’île de Cuba, restent à jamais rompus.» «Une extrême stérilité du sol, le manque d’habitans et de culture ont rendu de tout temps le voisinage de la Floride d’une foible importance pour le commerce de la Havane; il n’en est pas de même des côtes du Mexique qui, prolongées en demi-cercle, depuis les ports très-fréquentés de Tampico, de Véra-Cruz et d’Alvarado jusqu’au cap Catoche, touchent presque, par la péninsule de Yucatan, à la partie occidentale de l’île de Cuba. Le mouvement commercial entre la Havane et le port de Campêche est très-actif; il augmente malgré le nouvel ordre de choses introduit au Mexique, parce que le commerce également illicite avec une côte plus éloignée, celle de Caracas ou de Colombia, n’occupe qu’un petit nombre de bâtimens. Dans des temps si difficiles, les approvisionnemens de viandes salées (tajaso), nécessaires à la nourriture des esclaves, se tirent avec moins de danger de Buénos- Ayres et des plaines de Mérida que de celles de Cumana, de Barcelone et de Caracas. On sait que, pendant des siècles, l’île de Cuba et l’archipel des Philippines, ont puisé, dans les caisses de la Nouvelle- Espagne, les secours nécessaires pour l’administration intérieure, pour l’entretien des fortifications, des arsenaux et des chantiers (situados de attencion maritima). La Havane, comme je l’ai exposé dans un autre ouvrage, a été le port militaire de la Nouvelle-Espagne, et a reçu du trésor mexicain, jusqu’en 1808, annuellement, plus de 1,800,000 piastres. A Madrid même, on s’étoit habitué, pendant long-temps, à regarder l’île de Cuba et l’archipel des Philippines comme des dépendances du Mexique, situées, à des distances bien inégales, à l’est et à l’ouest de la Véra-Cruz et d’Acapulco, mais liées à la métropole mexicaine, alors colonie elle-même de l’Europe, par tous les liens du commerce, de l’assistance mutuelle et des plus anciennes affections. L’accroissement de la richesse intérieure a rendu inutiles peu-à-peu les secours pécuniaires que l’île de Cuba avoit coutume de puiser dans le trésor du Mexique, Cette île est, de toutes les possessions de l’Espagne, celle qui a le plus prospéré; le port de la Havane, depuis les troubles de Saint-Domingue, s’est élevé au rang des premières places du monde commerçant. Un concours heureux de circonstances politiques, la modération des officiers de la couronne, la conduite des habitans qui sont spirituels, prudens et trèsoccupés de leurs intérêts, ont conservé à la Havane la jouissance non interrompue de la liberté des échanges avec les nations étrangères. Le revenu des douanes a si prodigieusement augmenté, que l’île de Cuba peut suffire, non-seulement à ses propres besoins, mais que, pendant le cours de la lutte entre la métropole et les colonies espagnoles du continent, elle a fourni des sommes considérables aux débris de l’armée qui avoit combattu dans le Vénézuela, à la garnison du château de San-Juan d’Ulua et à des armemens maritimes trèsdispendieux et le plus souvent inutiles.» «J’ai fait deux séjours dans l’île, l’un de trois mois et l’autre d’un mois et demi; j’ai eu l’avantage de jouir de la confiance des personnes qui, par leurs talens et par leur position comme administrateurs, propriétaires ou négocians, étoient à même de me donner des renseignemens sur l’accroissement de la prospérité publique. La protection particulière dont j’ai été honoré par le ministère d’Espagne rendoit cette confiance trèslégitime: j’ose me flatter aussi de l’avoir méritée par la modération de mes principes, par une conduite circonspecte et par la nature de mes paisibles travaux. Depuis trente ans, le gouvernement espagnol n’a point entravé, à la Havane même, la publication des documens statistiques les plus précieux sur l’état du commerce, de l’agriculture coloniale et des finances. J’ai compulsé ces documens, et les rapports que j’ai conservés avec l’Amérique depuis mon retour en Europe m’ont mis en état de compléter les matériaux que j’avois recuilli sur les lieux. Je n’ai parcouru, conjointement avec Mr. Bonpland, que les environs de la Havane, la belle vallée des Guines et la côte entre le Batabano et le port de la Trinidad. Après avoir décrit succinctement l’aspect des lieux et les modifications singulières d’un climat si différent de celui des autres Antilles, j’examinerai la population générale de l’île, sou area, calculée d’après le tracé le plus exact des côtes, les objets du commerce et l’état du revenu public.» «L’aspect de la Havane, à l’entrée du port, est un des plus rians et des plus pittoresques dont on puisse jouir sur le littoral de l’Amérique équinoxiale, au nord de l’équateur. Ce site, célébré par tous les voyageurs de toutes les nations, n’a pas le luxe de végétation qui orne les bords de la rivière de Guayaquil, ni la sauvage majesté des côtes rocheuses de Rio-Janeiro, deux ports de l’hémisphère austral; mais la grâce qui, dans nos climats, embellit les scènes de la nature cultivée, se mêle ici à la majesté des formes végétales, à la vigueur organique qui caractérise la zone torride. Dans un mélange d’impressions si douces, l’Européen oublie le danger qui le menace au milieu des cités populeuses des Antilles; il cherche à saisir les élémens divers d’un vaste paysage, à contempler ces châteaux forts qui couronnent les rochers à l’est du port, ce bassin intérieur, entouré de villages et de fermes, ces palmiers qui s’élèvent à une hauteur prodigieuse, cette ville à demi-cachée par une forêt de mâts et la voilure des vaisseaux En entrant dans le port de la Havane on passe entre la forteresse du Morro (Castillo de los Santos Reyos) et le fortin de San Salvador de la Punta: l’ouverture n’a que 170 à 200 toises de largeur: elle conserve cette largeur pendant ⅗ de mille. Sorti du goulet, après avoir laissé au nord le beau château de San Carlos de la Cabana et la Casa blanca, on parvient dans un bassin en forme de trèfle, dont le grand axe, dirigé du S S O au N N E, à 2 ⅕ de milles de long. Ce bassin communique à trois anses, celles de Regla, de Guanavacoa et d’Atarès, dont la dernière offre quelques sources d’eau douce. La ville de la Havane, entourée de murailles, forme un promontoire limité au sud par l’arsenal, au nord, par le fortin de la Punta. Au-delà des restes de quelques vaisseaux coulés et du bas-fond de la Luz, on ne trouve plus huit à dix, mais bien encore cinq à six brasses d’eau. Les châteaux de Santo-Domingo, de Atarès et de San-Carlos del Principe défendent la ville vers l’ouest; ils sont éloignés du mur intérieur, du côté de la terre, l’un de 660, l’autre de 1240 toises. Le terrain intermédiaire est rempli par les faubourgs de l’Horcon, de Jésus-Maria, Guadalupe et Senor de la Salud qui, d’année en année, rétrécissent davantage le champ de Mars (Campo de Marte). Les grands édifices de la Havane, la cathédrale, la Casa del Govierno, la maison du commandant de la marine, l’arsenal, le Correo ou hôtel des postes, la factorerie du tabac, sont moins remarquables par leur beauté que par la solidité de leur construction: la plupart des rues sont étroites, et le plus grand nombre ne sont point encore pavées. Comme les pierres viennent de la Vcra-Cruz, et que leur transport est extrêmement coûteux, on avoit eu, peu avant mon voyage, l’idée bizarre d’y suppléer en réunissant de grands troncs d’arbres, comme on fait en Allemagne et en Russie, lorsqu’on construit des digues à travers des endroits marécageux. Ce projet fut bientôt abandonné, et les voyageurs récemment arrivés voyoient avec surprise les plus beaux troncs de Cahoba (d’acajou) enfoncés dans les boues de la Havane. A l’époque de mon séjour, peu de villes de l’Amérique espagnole offroient, par le manque d’une bonne police, un aspect plus hideux. On marchoit dans la boue jusqu’aux genoux; la multitude de calèches ou volantes, qui sont l’attelage caractéristique de la Havane, les charrettes chargées de caisses de sucre, les porteurs qui coudoyoient les passans, rendoient fàcheuse et humiliante la position d’un piéton. L’odeur du tasajo, ou de la viande mal séchée empestoit souvent les maisons et les rues tortueuses. On assure que la police a remédié à ces inconvéniens, et qu’elle a fait, dans ces derniers temps, des améliorations très-sensibles dans la propreté des rues. Les maisons sont plus aérées, et la Calle de los Mercadorès offre un bel aspect. Ici, comme dans nos villes d’Europe les plus anciennes, un plan de rues mal tracé ne peut se corriger qu’avec lenteur.» «Il y a deux belles promenades, l’une (la Alamada) entre l’hospice de Paula et le théâtre, dont l’intérieur a été décoré en 1803 avec beaucoup de goût par un artiste italien, Mr. Peruani; l’autre, entre le Castillo de la Punta et le Puerto de la Muralla. La dernière, appelée aussi le passeo extra muros, est d’une fraîcheur délicieuse; après le coucher du soleil, elle est fréquentée par des voitures. Elle a été commencée par le marquis de la Torre, celui de tous les gouverneurs de l’île qui ait donné la première et la plus heureuse impulsion à l’amélioration de la police et du régime municipal. Don Luis de las Casas, dont le nom est resté également cher aux habitans de la Havane, et le comte de Santa-Clara, ont agrandi ces plantations. Près du Campo de Marte se trouve le jardin botanique, bien digne de fixer l’attention du gouvernement, et un autre objet, dont l’aspect afflige et révolte à la fois, les baraques devant lesquelles sont exposés en vente les malheureux esclaves. C’est dans la promenade extra muros qu’on a placé, depuis mon retour en Europe, une statue en marbre du roi Charles III. Ce lieu avoit d’abord été destiné à un monument de Christophe Colomb, dont on a porté les cendres, après la cession de la partie espagnole de St.-Domingue, à l’île de Cuba. Les cendres de Fernand Cortez ayant été transférées, la même année, à Mexico, d’une église à une autre, on a vu donner de nouveau la sépulture, à une même époque, à la fin du dix-huitième siècle, aux deux plus grands hommes qui ont illustré la conquête de l’Amérique.» «Un palmier des plus majestueux de cette tribu, la Palma rcal, donne au paysage, dans les environs de la Havane, un caractère particulier. C’est l’Oreodoxa regia de notre description des palmiers américains: son tronc élancé, mais un peu renflé vers le milieu, s’élève à soixante ou quatre-vingts pieds de hauteur; sa partie supérieure, luisante, d’un vert tendre, et nouvellement formée par le rapprochement et la dilatation des pétioles, contraste avec le reste, qui est blanchâtre et fendillé. C’est comme deux colonnes qui se surmontent. La Palma real de l’île de Cuba a des feuilles panachées qui montent droit vers le ciel, et ne sont recourbées que vers la pointe. Le port de ce végétal nous rappeloit le palmier Vadgiai qui couvre les rochers dans les cataractes de l’Orénoque, et balance ses longues flèches au-dessus d’un brouillard d’écume. Ici, comme partout où la population se concentre, la végétation diminue. Autour de la Havane, dans l’amphithéâtre de Regla, ces palmiers, qui faisoient mes délices, disparoissent d’année en année. Les endroits marécageux, que je voyois couverts de Bambousacées, se cultivent et se dessèchent. La civilisation avance; et l’on assure qu’aujourd’hui la terre, plus dénuée de végétaux, offre à peine quelques traces de sa sauvage abondance. De la Punta à San-Lazaro, de la Cabana à Regla, et de Regla à Atarès, tout est couvert de maisons; celles qui entourent la baie sont d’une construction légère et élégante. On en trace le plan, et on les commande aux Etats-Unis, comme on commande un meuble. Tandis que la fièvre-jaune règne à la Havane, on se retire dans ces maisons de campagne et sur les collines eutre Regla et Guanavacoa, où l’on jouit d’un air plus pur. A la fraîcheur de la nuit, lorsque les bateaux traversent la baie et laissent derrière eux, par la phosphorescence de l’eau, de longues traînées de lumière, ces sites agrestes offrent, aux habitans qui fuient le tumulte d’une ville populeuse, de charmantes et paisibles retraites. Pour bien juger les progrès de la culture, les voyageurs doivent visiter les petites chacaras de maïs et d’autre plantes alimentaires, les ananas alignés dans les champs de la Cruz de Piedra, et le jardin de l’évêque (Quinta del Obisbo), qui est devenu, dans ces derniers temps, un endroit délicieux.» «La ville de la Havane proprement dite, entourée de murailles, n’a que 900 toises de long et 500 toises de large, et cependant, plus de 44,000 ames, dont 26,000 nègres et mulâtres, se trouvent entassées dans une enceinte si étroite. Une population presque également considérable s’est refugiée dans les deux grands faubourgs de Jésus-Maria et de la Salud. Ce dernier ne mérite pas tout-à-fait le beau nom qu’il porte; la température de l’air y est sans doute moins élevée que dans la cité, mais les rues auroient pu être plus larges et mieux tracées. Les ingénieurs espagnols depuis trente ans, font la guerre aux habitans des fauxbourgs ou arrabales: ils prouvent au gouvernement que les maisons sont trop rapprochées des fortifications, et que l’ennemi pourroit s’y loger impunément. On n’a pas le courage de démolir les faubourgs et de chasser une population de 28,000 habitans réunis dans la Salud seule. Depuis le grand incendie de 1802, ce dernier quartier a été considérablement agrandi: on construisit d’abord des baraques, et peu-à-peu ces baraques devinrent des maisons. Les habitans des arrabales ont présenté plusieurs projets au Roi, d’après lesquels on pourroit les comprendre dans la ligne des fortifications de la Havane, et légaliser leur possession, qui n’est fondée jusqu’ici que sur un consentement tacite. On voudroit conduire un large fossé de la Puente de Chaves, près du Matadero, à San-Lazaro, et faire de la Havane une île. La distance est à peu près de 1200 toises, et déjà la haie se termine entre l’arsenal et le Castillo de Atarès, dans un canal naturel, bordé de Mangliers et de Cocolloba. Par ce moyen, la ville auroit, vers l’ouest, du côté de la terre, une triple rangée de fortifications; d’abord, extérieurement, les ouvrages d’Atarès et du Principe, placés sur des éminences, puis le fossé projeté, et enfin la muraille et l’ancien chemin couvert du comte de Santa-Clara, qui a coûté 700,000 piastres. La défense de la Havane, vers l’ouest, est de la plus haute importance; aussi longtemps que l’on reste maître de la ville proprement dite et de la partie méridionale de la baie, le Morro et la Cabana, dont l’un exige 800, l’autre 2000 défenseurs, sont imprenables, parce qu’on peut y porter les vivres de la Havane et compléter la garnison lorsqu’elle essuie des pertes considérables. Des ingénieurs français très-instruits, m’ont assuré que l’ennemi doit commencer par prendre la ville pour bombarder la Cabana, qui est une belle forteresse; mais dans laquelle la garnison, enfermée dans les casemates, ne résisteroit pas long-temps à l’insalubrité du climat. Les Anglais ont pris le Morro sans être maîtres de la Havane, mais alors la Cabana et le Fort n.° 4 qui dominent le Morro n’existoient pas encore. Au sud et à l’occident (les Castillos de Atarès y del Principe), et la batterie de Santa-Clara sont les ouvrages les plus importans.» Après avoir examiné l’étendue, le climat et la constitution géologique de l’île de Cuba. Mr. de Humboldt se livre à des recherches très-étendues sur la population primitive de cette île et la destruction de la race indigène; sur sa population actuelle et l’accroissement dont elle seroit susceptible; enfin, sur le rapport des diverses classes de ses habitans, et sur la condition des esclaves noirs dans cette colonie. Nous désirerions pouvoir transcrire ce morceau en entier, mais les limites de notre journal nous obligent à nous borner à la citation suivante. »Dans aucune partie du monde où règne l’esclavage, les affranchissemens ne sont aussi fréquens que dans l’île de Cuba. La législation espagnole, loin de les empêcher ou de les rendre onéreux, comme font les législations anglaises et françaises, favorise la liberté. Le droit qu’a tout esclave de buscar amo (de changer de maître), ou de s’affranchir, s’il peut restituer le prix d’achat, le sentiment religieux qui inspire à beaucoup de maîtres aisés l’idée de donner par un testament la liberté à un certain nombre d’esclaves, l’habitude d’entretenir une multitude de noirs pour le service de la maison, les affections qui naissent de ce rapprochement avec les blancs, la facilité du gain pour les ouvriers esclaves qui ne paient à leurs maîtres qu’une certaine somme par jour pour travailler librement pour eux-mêmes; voilà les causes principales qui font passer tant d’esclaves, dans les villes, de l’état servile à l’état de libres de couleur. J’aurois pu ajouter les chances de la loterie et des jeux de hasard, si le trop de confiance en ces moyens hasardeux n’avoit pas souvent les suites les plus funestes. La position des libres de couleur est plus heureuse à la Havane que chez les nations qui, depuis des siècles, se vantent d’une culture très-avancée. On n’y connoît pas ces lois barbares qui ont été encore invoquées de nos jours, et d’après lesquelles les affranchis, incapables de recevoir les donations des blancs, peuvent être privés de leur liberté et vendus au profit du fisc s’ils sont convaincus d’avoir donné asile à des nègres marrons!» Arrêt du Conseil Souverain de la Martinique, du 4 juin 1720, Ordonnance du premier mars 1766, § 7. «Comme la population primitive des Antilles a entièrement disparu (les Zambos Caraïbes, mélange d’indigènes et de nègres ayant été transportés, en 1796, de l’île Saint-Vincent à celle de Ratan), on doit considérer la population actuelle des Antilles (2,850,000) comme étant composée de sang européen et africain. Les nègres de race pure en forment presque les deux tiers: les blancs, un sixième, et les races melangées, un septième. Dans les colonies espagnoles du continent on retrouve les descendans des Indiens qui disparoissent parmi les mestizos et zambos, mélanges d’Indiens avec les blancs et les nègres; cette idée consolante ne se présente pas dans l’archipel des Antilles. L’état de la société y étoit tel, au commencement du XVIe siècle, qu’à de rares exceptions près, les nouveaux colons ne se mêlèrent pas plus aux indigènes que ne le font aujourd’hui les Anglais du Canada. Les Indiens de Cuba, ont disparu comme les Guanches des Canaries, quoiqu’à Guanabacoa et à Ténériffe, on ait vu se renouveler, il y a 40 ans, des prétentions mensongères dans plusieurs familles qui arrachoient de petites pensions au gouvernement, sous le prétexte d’avoir dans leurs veines quelques gouttes de sang indien ou guanche. Il n’existe plus aucun moyen de juger de la population de Cuba ou d’Haïti du temps de Christophe Colomb. Comment admettre, avec des historiens d’ailleurs très-judicieux, que l’île de Cuba, lors de sa conquête, en 1511, avoit un million d’habitans , et que de ce million il ne restoit, en 1517, que 14,000! Tout ce que l’on trouve de données statistiques dans les écrits de l’évêque de Chiapa est rempli de contradictions; et s’il est vrai que le bon religieux dominicain, Fray-Luys Bertran qui fut persécuté par les encomenderos, comme le sont de nos temps les méthodistes par quelques planteurs anglais, a prédit, à son retour, que «les 200,000 Indiens que renferme l’île de Cuba périroient victimes de la cruauté des Européens,» il faudroit, pour le moins, en conclure que la race indigène étoit loin d’être éteinte entre les années 1555 et 1569; cependant, (telle est la confusion parmi les historiens de ces temps), selon Gomara , il n’y avoit déjà, dès 1553, plus d’Indiens dans l’île de Cuba. Pour concevoir combien doivent être vagues les évaluations faites par les premiers voyageurs espagnols à une époque où l’on ne connoissoit la population d’aucune province de la Péninsule, on n’a qu’à se rappeler que nombre des habitans que le capitaine Cook et d’autres navigateurs attribuoient à Taïti et aux îles Sandwich , dans un temps où la statistique offroit déjà les comparaisons les plus exactes, varie de 1 à 5. On conçoit que l’île de Cuba, environnée de côtes poissonneuses, auroit, d’après l’immense fécondité de son sol, pu nourrir plusieurs millions de ces Indiens sobres, sans appétit pour la chair des animaux, et qui cultivoient le maïs, le manioc, et beaucoup d’autres racines nourrissantes; mais si cette accumulation de population avoit eu lieu, ne se seroit-elle pas manifestée par une civilisation plus avancée que celle qu’annoncent les récits de Colomb? Les peuples de Cuba seroient-ils restés au-dessous de la culture des habitans des îles Lucayes? Quelque activité qu’on veuille supposer aux causes de la destruction, à la tyrannie des conquistadores, à la déraison des gouvernans, aux travaux trop pénibles dans les lavages d’or, à la petite-vérole et à la fréquence des suicides , il seroit difficile de concevoir comment, en trente ou quarante ans, je ne dirai pas un million, mais seulement trois ou quatre cent mille Indiens, auroient pu disparoître entièrement. La guerre contre le Cacique Hatuey fut très-courte et restreinte à la partie la plus orientale de l’île. Peu de plaintes se sont élevées contre l’administration des deux premiers gouverneurs espagnols, Diego Velasquez et Pedro de Barba. L’oppression des indigènes ne date que de l’arrivée du cruel Hernando de Soto vers 1539. En supposant, avec Gomara, que déjà quinze années plus tard, sous le gouvernement de Diego de Majariegos (1554—1564), il n’y avoit plus d’Indiens, on doit nécessairement admettre que c’étoient des restes très-considérables de cette peuplade qui se sont sauvés sur des pirogues en Floride, croyant, d’après d’anciennes traditions, retourner dans le pays de leurs ancêtres. La mortalité des nègres esclaves, observée de nos jours dans les Antilles, peut seule jeter quelque jour sur ces nombreuses contradictions. L’île de Cuba devoit paroître très-peuplée à Christophe Colomb et à Velasquez, si elle étoit, par exemple, au degré où les Anglais la trouvèrent en 1762. Les premiers voyageurs se laissent tromper facilement par les rassemblemens que l’apparition de vaisseaux européens fait naître sur quelques points d’une côte. Or, l’île de Cuba avec les mêmes Ciudades et Villas qu’elle possède aujourd’hui n’avoit, en 1762, pas au-delà de 200,000 habitans; et, chez un peuple traité comme esclave, exposé à la déraison et à la brutalité des maîtres, à l’excès du travail, au manque de nourriture et aux ravages de la petite-vérole, quarante-deux ans ne suffisent pas pour ne laisser sur la terre que le souvenir de ses malheurs. Dans plusieurs des Petites-Antilles, la population diminue, sous la domination anglaise, de cinq à six pour cent par an; à Cuba, de plus de huit pour cent; mais l’anéantissement de 200,000 en quarante-deux ans suppose une perte annuelle de vingt-six pour cent, perte peu croyable, quoique l’on puisse croire que la mortalité des indigènes de Cuba ait été beaucoup plus grande que celle des nègres achetés à des prix très-élevés .» Albert Hüne, Historisch. philosophische Darstellung des Negersclavenhandels, 1820, T. 1, page 137. Voyez de curieuses révélations dans Juan de Marieta,Hist. de todos los Santos de Espana. Libro VII, p. 174. On ne connoît avec précision que l’époque du retour (1569) de Fray-Luis Bertran à San Lucar. Il fut consacré prêtre en 1547. L. c. p. 167 et 175. (Comparez aussi Patriota, T. 2, p. 51.) Hist. de las Indias, fol. XXVII. Sur la diminution rapide de la population dans l’archipel des îles Sandwich, depuis le voyage du Capit. Cook, voyez Gilbert- Farquhar Mathison, Narrat. of a visit to Brazil, Peru and the Sandwich islands, 1825; p. 439. Nous savons avec quelque certitude, par les rapports des missionnaires qui ont changé la face des choses à Taïti, en profitant des dissentions intérieures, que tout l’archipel des îles de la Société ne renfermoit, en 1818, que 13,900 habitans, dont 8000 à Taïti. Doit-on croire aux 100,000 qu’on supposoit dans Taïti seul du temps de Cook? L’évêque de Chiapa n’a pas été plus vague dans les évaluations de la population indigène des Antilles que ne le sont des écrivans modernes sur la population du groupe des îles Sandwich auxquelles ils donnent tantôt 740,000 (Hassel, Hist. stat. almanach fur 1824, p. 384), tantôt 400,000. (Id. Stat. Umriss, 1824, Heft. 3, p. 90). D’après Mr. de Freycinet, ce groupe ne renferme que 264,000. Cette manière de se pendre par familles entières dans les cabanes et les cavernes, dont parle Garcilaso, étoit sans doute l’effet du désespoir: cependant, au lieu de gémir sur la barbarie du seizième siècle, on a voulu disculper les conquistadores, en attribuant la disparution des indigènes à leur goût pour le suicide. Voyez Patriota, T. 2, p. 50. Tous les sophismes de ce genre se trouvent réunis dans l’ouvrage qu’a publié Mr. Nuix sur l’humanité des Espagnols dans la conquête de l’Amérique.L’auteur, qui nomme (p. 186) acte religieux et méritoire l’expulsion des Maures sous Philippe III, termine son ouvrage en félicitant (p. 293) les Indiens d’Amérique: «d’être tombés entre les mains des Espagnols, dont la conduite de tout temps a été la plus humaine et le gouvernement le plus sage.» Plusieurs pages de ce livre rappellent «les rigueurs salutaires des dragonades,» et ce passage odieux dans lequel un homme, connu par son talent et ses vertus privées, Mr. le comte de Maistre (Soirées de Saint-Pétersbourg,T. 2, p. 121), justifie l’inquisition du Portugal, «parce qu’elle n’a fait couler que quelques gouttes d’un sang coupable.» A quels sophismes ne faut il pas avoir recours, lorsqu’on veut défendre la religion, l’honneur national ou la stabilité des gouvernemens, en disculpant tout ce qu’il y a eu d’outrageant pour l’humanité dans les actions du clergé, des peuples et des leis! C’est en vain qu’on tenteroit de détruire le pouvoir le plus solidement établi sur la terre, le témoignage de l’histoire. Colomb raconte que l’île d’Haïti étoit quelquefois attaquée par une race d’hommes noirs, qui avoit sa demeure plus au sud ou au sud-ouest. Il espéroit les visiter dans son troisième voyage, parce que ces hommes noirs possédoient du métal guanin, dont l’amiral s’étoit procuré quelques morceaux dans son second voyage. Ces morceaux, essayés en Espagne, avoient été trouvés composés de 0,63 d’or, 0,14 d’argent, et 0,19 de cuivre (Herera, dec. I, lib. 3, cap. 9, p. 79). Balboa découvrit, en effet, cette peuplade noire dans l’isthme du Darien. «Ce conquistador,» dit Gomara (Hist. de l’Inde, fol. XXXIV), «entra dans la province de Quareca: il n’y trouva pas d’or, mais quelques nègres esclaves du seigneur du lieu. Il demanda à ce seigneur d’où il les avoit reçus; on répondit que des gens de cette couleur vivoient assez près de là, et qu’on étoit constamment en guerre avec eux. Ces nègres,» ajoute Gomara, «étoient tout semblables aux nègres de Guinée, et l’on n’en a pas vu d’autres en Amérique.» Ce passage est extrêmement remarquable. On faisoit des hypothèses au seizième siècle, comme nous en faisons aujourd’hui; et Petrus Martyr (Ocean. Dec. III, lib. 1, p. 43) imagina que ces hommes, vus par Balboa, les Quarecas, étoient des noirs éthiopiens qui (latrocinii causa) infestoient les mers et avoient fait naufrage sur les côtes d’Amérique. Mais les nègres du Soudan ne sont guère des pirates, et l’on conçoit plus facilement que des Esquimaux, dans leurs nacelles d’outres, aient pu venir en Europe, que des Africains au Darien. Les savans, qui croyent à un mélange de Polynésiens avec les Américains, préféreront considérer les Quarecas comme de la race des Papoux semblables aux nigritos des Philippines. Ces migrations tropicales, de l’ouest à l’est, de la partie la plus occidentale de la Polynésie à l’isthme de Darien, offrent de grandes difficultés, quoique les vents soufflent pendant des semaines entières de l’ouest. Avant tout, il faudroit savoir si les Quarecas étoient vraiment semblables aux nègres du Soudan, comme le dit Gomara, ou si ce n’étoit qu’une race d’indiens très-basanés (à cheveux plats et lisses) qui infestoient de temps en temps (et avant 1492) les côtes de cette même île d’Haïti devenue de nos jours le domaine des Ethiopiens. Sur le passage des Caraïbes, des îles Lucayes aux Petites-Antilles, sans toucher à aucune des Grandes, voyezl’ouvrage, T. IX, p. 35 et 36. Le nombre des esclaves enregistrés a été en 1817, à la Dominique, de 17,959; à la Grenade, de 28,024; à Sainte- Lucie de 15,893; à la Trinité, de 25,941. En 1820, ces mêmes îles ne comptoient plus que 16,554; 25,677; 13,050 et 23,537 esclaves. Les pertes ont donc été (d’après l’état des régistres), en trois ans, de 1/12, 1/11, 1/5, et 1/11. Documens manuscrits communiqués par Mr. Wilmot, sous-secrétaire d’état au département des colonies de la Grande-Bretagne. Nous avons vu plus haut qu’avant l’abolition de la traite, les esclaves de la Jamaïque diminuoient de 7000 par an. (La suite au prochain cahier). VOYAGES. voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent, fait en 1799, 1800, 1801, 1802, 1803 et 1804, par Alex. de Humboldt et A. Bonpland; rédigé par Alexandre de Humboldt, avec un Atlas géographique et physique. T. 11 et 12. Paris, chez J. Smith, 1826. 8.° (Second extrait). Après avoir présenté des renseignemens statistiques nombreux et détaillés sur le commerce et les productions de Cuba, Mr. de Humboldt termine son Essai politique par des considérations pleines de sagesse et de philantropie sur le commerce des noirs et sur le sort des esclaves dans les colonies. Nous donuerons ici en entier ce morceau remarquable, qui forme un tout par lui-même, et qui peut fort bien se détacher du reste de l’ouvrage. «Je termine ici l’Essai politique sur l’île de Cuba, dans lequel j’ai retracé l’état de cettè importante possession de l’Espagne, tel qu’il est de nos jours. Historien de l’Amérique, j’ai voulu éclaircir les faits et préciser les idées, à l’aide de comparaisons et de tableaux statistiques. Cette investigation presque minutieuse des faits, semble nécessaire dans un moment où, d’un côté, l’enthousiasme qui conduit à une bienveillante crédulité; de l’autre, des passions haineuses qu’importune la sécurité des nouvelles républiques, ont donné lieu aux aperçus les plus vagues et les plus erronnés. D’après le plan de mon ouvrage, je me suis abstenu de tout raisonnement sur les chances futures, surla probabilité des changemens que la politique extérieure peut amener dans la situation des Antilles; j’ai examiné seulement ce qui regarde l’organisation des sociétés humaines; l’inégale répartition des droits et des jouissances de la vie; les dangers menaçans que la sagesse du législateur et la modération des hommes libres peuvent éloigner, quelles que soient les formes du gouvernement. Il appartient au voyageur qui a vu de près ce qui tourmente ou dégrade la nature humaine, de faire parvenir les plaintes de l’infortune à ceux qui peuvent la soulager. J’ai observé l’état des noirs dans des pays où les lois, la religion et les habitudes nationales tendent à adoucir leur sort; et cependant j’ai conservé, en quittant l’Amérique, cette même horreur de l’esclavage que j’en avois conçue en Europe. C’est en vain, que des écrivains spirituels, pour voiler la barbarie des institutions par les ingénieuses fictions du langage, ont inventé les mots de paysans-nègres des Antilles, de vasselage noir et de protection patriarcale: C’est profaner les nobles arts de l’esprit et de l’imagination, que de disculper par des rapprochemens illusoires, ou des sophismes captieux, les excès qui affligent l’humanité et lui préparent de violentes commotions. Croit-on acquérir le droit de se dispenser de lacommisération, si l’on compare l’état des noirs avec celui des serfs du moyen âge, avec l’état d’oppression dans lequel gémissent encore quelques classes dans le nord et dans l’est de l’Europe? Ces comparaisons, ces artifices de langage, cette impatience dédaigneuse avec laquelle on repousse, comme chimérique, jusqu’à l’espoir d’un abolissement graduel de l’esclavage, sont des armes inutiles dans les temps ou nous vivons. Les grandes révolutions qu’ont subies le continent de l’Amérique et l’archipel des Antilles, depuis le commencement du dix-neuvième siècle, ont agi sur les idées et sur la raison publique dans les pays même où l’esclavage existe et commence à se modifier. Beaucoup d’hommes sages et vivement intéressés à la tranquillité des îles à sucre et à esclaves sentent qu’on peut, par un libre accord entre les propriétaires, par des mesures émanées de ceux qui connoissent les localités, sortir d’un état de crise et de malaise dont l’indolence et l’obstination augmenteront les dangers. Je tâcherai de donner à la fin de ce chapitre, quelques indications sur la possibilité de ces mesures, et je prouverai, par des citations tirées de pièces officielles, qu’à la Havane, longtemps avant que la politique extérieure eût pu influer en rien sur les opinions, les autorités locales les plus attachées à la métropole ont montré de temps en temps des dispositions favorables à l’amélioration de l’état des noirs.» Ces rapprochemens ne tranquillisent que ceux qui, partisans secrets de la traite des noirs, cherchent à s’étourdir sur les malheurs de la race noire, et se révoltent pour ainsi dire, contre toute émotion qui pourroit les surprendre. Souvent on confond l’état permanent d’une caste, fondé sur la barbarie des lois et des institutions, avec les excès d’un pouvoir exercé momentanément sur quelques individus. C’est ainsi que Mr. Bolingbroke, qui a vécu sept ans à Démérary et qui a visité les Antilles; n’hésite pas de répéter: «qu’à bord d’un vaisseau de guerre anglais on donne le fouet plus souvent que dans les plantations des colonies anglaises.» Il ajoute «qu’en général, on fouette très-pen les nègres, mais qu’on a imaginé des moyens de corrections très-raisonnables, comme de faire manger de la soupe bouillante et fortement poivrée, ou de boire, avec une cuiller très-petite, une solution de sel de glauber.» La traite lui paroît un universal benefit, et il est persuadé que si l’on laissoit retourner aux côtes d’Afrique les nègres qui, pendant vingt ans, ont joui, à Démérary, «de toutes les commodités de la vie des esclaves,» ils y feroient une belle recrue et amèneroient des nations entières aux possessions anglaises.» (Voyage to Demerary, 1807, p. 107, 108, 116, 136). Voilà sans doute une foi de colon bien ferme et bien naïve; cependant Mr. Bolingbroke, comme le prouvent plusieurs autres passages de son livre, est un homme modéré, rempli d’intentions bienveillantes pour les esclaves. «L’esclavage est sans donte le plus grand de tous les maux qui ont affligé l’humanité, soit qu’on considère l’esclave arraché à sa famille dans le pays natal et jeté dans les entrepôts d’un bâtiment négrier , soit qu’on le considère comme faisant partie du troupeau d’hommes noirs parqués sur le sol des Antilles; mais il y a pour les individus des degrés dans les souffrances et les privations. Quelle distance entre un esclave qui sert dans la maison d’un homme riche, à la Havane est à Kingston, ou qui travaille pour son compte, en ne donnant à son maître qu’une rétribution journalière, et l’esclave attaché à une sucrerie! Les menaces par lesquelles on cherche à corriger un nègre récalcitrant, font connoître cette échelle des privations humaines. On menace le calessero du cafetal; l’esclave qui travaille au cafetal est menacé de la sucrerie. Dans celle-ci, le noir qui a une femme, qui habite une case séparée, qui, affectueux comme le sont la plupart des Africains, trouve, après le travail, des soins au milieu d’une famille indigente, a un sort qu’on ne peut comparer à celui de l’esclave isolé et perdu dans la masse. Cette diversité de position échappe à ceux qui n’ont pas eu devant leurs yeux le spectacle des Antilles. L’amélioration progressive d’état, dans la caste servile même, fait concevoir comment, dans l’île de Cuba, le luxe des maitres, et la possibilité du gain par le travail ont pu attirer dans les villes, plus de 80,000 esclaves; comment l’affranchissement, favorisé par la sagesse des lois a pu devenir tellement actif qu’il a produit en nous arrêtant à l’époque actuelle, plus de 130,000 libres de couleur. C’est en discutant la position individuelle de chaque classe, en récompensant d’après l’échelle décroissante des privations, l’intelligence, l’amour du travail et les vertus domestiques, que l’administration coloniale trouvera les moyens d’améliorer le sort des noirs. La philantropie ne consiste pas à donner «un peu de morue de plus et quelques coups de fouets de moins;» une véritable amélioration de la classe servile doit s’étendre sur la position entière, morale et physique de l’homme. «Si l’on fouette les esclaves,» disoit un des témoins à l’enquète parlementaire de 1789, «pour les faire danser sur le pont d’un bâtiment négrier, si on les force à chanter en chœur: messe, messe mackerida (que l’on vit gaîment parmi les blancs), cela ne prouve que les soins que nous prenons pour la santé des hommes.» Des soins si délicats me rappellent que, dans la description d’un auto-da-fé que je possède, on vante la prodigalité avec laquelle on distribuoit des rafraîchissemens aux condamnés et «cet escalier que les familiers de l’inquisition ont fait pratiquer dans l’intérieur du bûcher pour la commodité des relaxados.» Voyez l’ouvrage, p. 300. «L’impulsion peut être donnée, par ceux des gouvernemens européens, qui ont le sentiment de la dignité humaine, qui savent que tout ce qui est injuste porte un germe de destruction; mais cette impulsion (il est affligeant de le dire) sera impuissante, si la réunion des propriétaires, si les assemblées ou législatures coloniales, n’adoptent pas les mêmes vues, n’agissent pas d’après un plan bien concerté, et dont le dernier but est la cessation de l’esclavage dans les Antilles. Jusque-là on a beau faire enrégistrer les coups de fouet, diminuer le nombre de ceux que l’on peut infliger à la fois, exiger la présence de témoins, nommer des protecteurs des esclaves; tous ces réglemens, dictés par les intentions les plus bienveillantes, sont faciles à éluder. L’isolement des plantations rend leur exécution impossible. Ils supposent un système d’inquisition domestique incompatible avec ce que l’on appelle dans les colonies «des droits acquis. L’état d’esclavage ne peut être paisiblement amélioré en son entier que par l’action simultanée des hommes libres (blancs et de couleur) qui habitent les Antilles; par les assemblées et législatures coloniales; par l’influence de ceux qui, jouissant d’une grande considération morale parmi leurs compatriotes et connoissant les localités, savent varier les moyens d’amélioration d’après les mœurs, les habitudes et la position de chaque île. C’est en préparant ce travail qui devroit embrasser, à la fois, une grande partie de l’archipel des Antilles, qu’il est utile de jeter les yeux en arrière, et de peser les événemens par lesquels l’affranchissement d’une partie considérable du genre humain a été obtenu en Europe dans le moyen âge. Lorsqu’on veut améliorer sans commotion, il faut faire sortir les nouvelles institutions de celles même que la barbarie des siècles a consacrées. On aura de la peine à croire un jour qu’il n’existoit, avant 1826, aucune loi qui empêchât qu’on ne pût vendre les enfans en bas âge et les séparer de leurs parens, qui défendît la méthode avilissante de marquer les nègres avec un fer chaud, simplement pour reconnoître plus facilement le bétail humain. Décréter ces lois pour ôter jusqu’à la possibilité d’un outrage barbare; fixer, dans chaque sucrerie, le rapport entre le plus petit nombre de négresses et celui des nègres cultivateurs; accorder la liberté à chaque esclave qui a servi quinze ans, a chaque négresse qui a élevé quatre ou cinq enfans; affranchir les uns ou les autres, sous la condition de travailler un certain nombre de jours au profit de la plantation; donner aux esclaves une part dans le produit net, pour les intéresser à l’accroissement de la richesse agricole; fixer sur le budjet des dépenses publiques une somme destinée pour le rachat des esclaves et pour l’amélioration de leur sort; voilà les objets les plus urgens de la législation coloniale.» «Sur le continent de l’Amérique espagnole, la conquête, aux Antilles, au Brésil et dans les parties méridionales des Etats-Unis, la traite des noirs ont réuni les élémens de population les plus hétérogènes. Or, ce mélange bizarre d’indiens, de blancs, de nègres, de métis, de mulâtres et de zambos se montre accompagné de tous les périls que peuvent engendrer l’ardeur et le déréglement des passions, à ces époques hasardeuses où la société, ébranlée dans ses fondemens, commence une ère nouvelle. Ce que le principe odieux du système colonial, celui d’une sécurité, fondée sur l’inimitié des castes, a préparé depuis des siècles, éclate alors avec violence. Heureusement le nombre des noirs étoit si peu considérable dans les nouveaux Etats du continent espagnol, qu’à l’exception des ces cruautés exercées dans le Vénézuela, où le parti royaliste avoit armé les esclaves, la lutte entre les indépendans et les soldats de la métropole n’a pas été ensanglantée par les vengeances de la population servile. Les hommes de couleur libres (noirs, mulâtres, et mestizos), ont embrassé avec chaleur la cause nationale, et la race cuivrée, dans sa méfiance timide et sa mystérieuse impassibilité, est restée étrangère à des mouvemens dont elle profitera malgré elle. Les Indiens, longtemps avant la révolution, étoient des agriculteurs pauvres et libres; isolés par la langue et les mœurs, ils vivoient séparés des blancs. Si, au mépris des lois espagnoles, la cupidité des corregidores et le régime tracassier des missionnaires entravoient souvent leur liberté, il y avoit loin de cet état d’oppression et de gêne à un esclavage personnel comme celui des noirs, à un servage comme celui des paysans dans la partie slave de l’Europe. C’est le petit nombre de noirs, c’est la liberté de la race aborigène dont l’Amérique a conservé plus de huit millions et demi sans mélange de sang étranger, qui caractérisent les anciennes possessions continentales de l’Espagne, et rendent leur situation morale et politique entièrement différente de celle des Antilles, ou, par la disproportion entre les hommes libres et les esclaves, les principes du système colonial ont pu se développer avec le plus d’énergie. Dans cet archipel, comme au Brésil (deux portions de l’Amérique qui renferment près de trois millions deux cent mille esclaves), la crainte d’une réaction de la part des noirs, et celle des périls qui entourent les blancs, ont été jusqu’à ce jour la cause la plus puissante de la sécurité des métropoles et du maintien de la dynastie portugaise. Cette sécurité, par sa nature même, peut-elle être de longue durée? justifie-t-elle l’inaction des gouvernemens qui négligent de remédier au mal quand il en est encore temps? j’en doute. Lorsque sous l’influence de circonstances extraordinaires, les craintes seront affoiblies, et que des pays où l’accumulation des esclaves a donné à la société ce mélange funeste d’élémens hétérogènes, seront entraînés peut-être malgré eux dans une lutte extérieure, les dissentions civiles se manifesteront dans toute leur violence; et les familles européenes, innocentes d’un ordre de choses qu’elles n’ont point créé, seront exposées aux dangers les plus imminens.» «On ne sauroit assez louer la sagesse de la législation dans les nouvelles républiques de l’Amérique espagnole qui, dès leur naissance, ont été sérieusement occupées de l’extinction totale de l’esclavage. Cette vaste portion de la terre a, sous ce rapport, un avantage immense sur la partie méridionale des. Etats-Unis, où les blancs, pendant la lutte contre l’Angleterre, ont établi la liberté à leur profit, et où la population esclave, déjà au nombre d’un million six cent mille, augmente plus rapidement encore que la population blanche . Si la civilisation se déplaçoit au lieu de s’étendre; si, à la suite de grands et déplorables bouleversemens en Europe, l’Amérique, entre le cap Hatteras et le Missoury, devenoit le siége principal des lumières de la chrétienté, quel spectacle offriroit ce centre de la civilisation où, dans le sanctuaire de la liberté, on pourroit assister à une vente de nègres après décès, entendre les sanglots des parens qu’on sépare de leurs enfans! Espérons que les principes généreux qui animent depuis long-temps les législatures dans les parties septentrionales des Etats- Unis, s’étendront peu à peu vers le sud et vers ces régions occidentales où, par suite d’une loi imprudente et funeste l’esclavage et ses iniquités ont passé la chaîne des Alleghanys et les rives du Missisipi; espérons que la force de l’opinion publique, le progrès des lumières, l’adoucissement des mœurs, la législation des nouvelles républiques continentales et le grand et heureux évènement de la reconnoissance d’Haïti par le gouvernement français, exerceront, soit par des motifs de prévoyance et de crainte, soit par des sentimens plus nobles et plus désintéressés, une influence heureuse sur l’amélioration de l’état des noirs dans le reste des Antilles, dans les Carolines, les Guyanes et le Brésil.» Voyez l’ouvrage, p. 351. Déjà, en 1769 (quarante-six ans avant la déclaration du congrès de Vienne, et trente-huit ans avant l’abolition de la traite, décrétée à Londres et à Washington), la chambre des représentans de Massachusetts avoit sévi contre the unnatural aud unwarrautable custom of enslaving mankind. (Voyez Walsh appeal to the United-States, 1819, p. 132). L’écrivain espagnol, Avendano, est peut-être le premier qui s’est élevé avec force, non-seulement contre le commerce des esclaves, abhorré même des Afgangs (Elphinstone, Jour. to the Cabul, p. 245), mais contre l’esclavage en général, et contre «toutes les sources iniques de la richesse coloniale.» Thesaurus ind. T. I, tit. 9, cap. 2. Rufus King, speeches on the Missouri Bill. (New-York, 1819). North-American Review, N. ° 26, p. 137-168. «Pour parvenir à relâcher progressivement les liens de l’esclavage, il faut le plus strict maintien des lois contre la traite, des peines infamantes prononcées contre ceux qui l’enfreignent, la formation de tribunaux mixtes et le droit de visite exercé avec une équitable réciprocité. Il est triste sans doute d’apprendre que, par la dédaigneuse et coupable insouciance de quelques gouvernemens de l’Europe, la traite devenue plus cruelle, parce qu’elle est plus occulte, enlève de nouveau à l’Afrique, depuis dix ans, presque le même nombre de noirs qu’avant 1807; mais on ne sauroit conclure de ce fait l’inutilité, ou, comme disent les partisans secrets de l’esclavage, l’impossibilité pratique des mesures bienfaisantes adoptés d’abord par le Danemarck, les Etats-Unis, la Grande- Bretagne, et successivement par le reste de l’Europe. Ce qui s’est passé en 1807 jusqu’an moment où la France est rentrée dans la possession d’une partie de ses anciennes colonies, ce qui se passe de nos jours chez les nations dont les gouvernemens veulent sincèrement l’abolition de la traite et de ses abominables pratiques, prouvent la fausseté de cette conclusion. D’ailleurs, est-il raisonnable de comparer numériquement les importations d’esclaves de 1825 et de 1806? Avec l’activité qui règne dans toutes les fabriques industrielles quel accroissement n’auroit pas pris l’importation des nègres dans les Antilles anglaises, et les parties méridionales des Etats-Unis, si la traite, entièrement libre, avoit continué à y déposer de nouveaux esclaves et avoit rendu superflus les soins pour la conservation et l’augmentation de la population ancienne? Croit-on que le commerce anglais se seroit borné, comme en 1806, à la vente de 53,000; les Etats-Unis, à la vente de 15,000 esclaves? On sait avec assez de certitude, que les Antilles anglaises seules ont reçu, dans les 106 années qui ont précédé celle de 1786, plus de 2,130,000 nègres arrachés des côtes d’Afrique. Au moment de la révolution française, la traite fournissoit (d’après Mr. Norris) 74,000 esclaves par an, dont les colonies anglaises absorboient 38,000; les colonies françaises 20,000. Il seroit facile de prouver que tout l’archipel des Antilles, dans lequel il existe aujourd’hui à peine 2,400,000 nègres et mulâtres (libres et esclaves), a reçu, de 1670 à 1825, près de cinq millions d’Africains (negros bozales). Dans ces calculs révoltans sur la consommation de l’espèce humaine, on n’a pas tenu compte du nombre des malheureux esclaves qui ont péri pendant la traversée, ou qui ont été jetés à la mer comme des marchandises avariées . Or, de combien de milliers ne faudroitil pas augmenter les pertes, si les deux peuples qui ont le plus d’ardeur et d’intelligence dans le développement de leur commerce et de leur industrie, les Anglais et les habitans des Etats-Unis, avoient continué, depuis 1807, à prendre aussi librement part à la traite que le font d’autres peuples de l’Europe? Une triste expérience a prouvé combien les traités du 15 juillet 1814 et du 22 janvier 1815, d’après lesquels l’Espagne et le Portugal se réservoient encore «la jouissance du commerce des noirs» pendant un certain nombre d’années, ont été funestes pour l’humanité.» Voyez l’ouvrage, p. 351. Voyez aussi l’éloquent discours de Mr. le duc de Broglie (28 mars 1822), p. 40, 43, 96. Nos Indiens de Rio-Gaura, quand ils se confessent, avouent qu’ils savent bien que c’est un péché de manger de la chair humaine, mais ils demandent qu’il leur soit permis de s’en déshabituer peu-à peu. Ils désirent d’abord ne manger de la chair humaine qu’une seule fois par mois, puis une fois tous les trois mois, jusqu’à ce qu’ils en aient perdu l’habitude sans s’en apercevoir. (Cartas de los Rev. Padres observantes, N. ° 7 manuscrit.) Cette note est en espagnol dans l’ouvrage; nous en avons donné la traduction. R.) «Les autorités locales, ou, pour mieux dire, les riches propriétaires, formant l’Ayuntamiento de la Havane; le Consulado et la Société patriotique ont montré, en plusieurs occasions , des dispositions favorables pour l’amélioration du sort des esclaves. Si le gouvernement de la métropole, au lieu de redouter jusqu’à l’apparence des innovations, avoit su tirer parti de ces circonstances heureuses et de l’ascendant de quelques hommes de talent sur leurs compatriotes, l’état de la société auroit éprouvé des changemens progressifs, et, de nos jours, les habitans de l’île de Cuba jouiroient déjà des améliorations qui ont été discutées il y a trente ans. Les mouvemens de Saint-Domingue, en 1790, et ceux de la Jamïque, en 1798, causèrent de si vives alarmes parmi les hacendados de l’île de Cuba, qu’on débattit avec ardeur, dans une Junta economica, ce que l’on pourroit tenter pour conserver la tranquillité du pays. On fit des réglemens sur la poursuite des fugitifs qui jusqu’alors, avoit donné lieu aux plus coupables excès; on proposa d’augmenter le nombre des négresses dans les sucreries, de mieux soigner l’éducation des enfans, de diminuer l’introduction des nègres d’Afrique, de faire venir des colons blancs des Canaries et des colons indiens du Mexique, d’établir des écoles dans les campagnes pour adoucir les mœurs du bas peuple, et pour mitiger l’esclavage d’une manière indirecte. Ces propositions n’eurent pas l’effet désiré. La cour s’opposa à tout système de transmigration; et la majorité des propriétaires, livrée à d’anciennes illusions de sécurité, ne voulut plus restreindre la traite des nègres, dès que le haut prix des denrées fit naître l’espoir d’un gain extraordinaire. Il seroit injuste cependant de ne pas signaler, dans cette lutte entre des intérêts privés et des vues d’une sage politique, les vœux et les principes énoncés par quelques habitans de l’île de Cuba, soit en leur nom, soit au nom de quelques corporations riches et puissantes. «L’humanité de notre législation,» dit noblement Mr. d’Arango , dans un Mémoire rédigé en 1796, «accorde à l’esclave quatre droits (quatro consuelos), qui sont autant d’adoucissemens à ses peines, et que la politique étrangère lui a constamment refusés. Ces droits sont, le choix d’un maître moins sévère; la faculté de se marier selon son penchant; la possibilité de racheter sa liberté par le travail, ou de l’obtenir comme rénumération de ses bons services; le droit de posséder quelque chose, et de payer par une propriété acquise, la liberté de sa femme et de ses enfans . Malgré la sagesse et la douceur de la législation espagnole, à combien d’excès l’esclave ne reste-t-il pas exposé dans la solitude d’une plantation ou d’une ferme, là où un capatez grossier, armé d’un coutelas (machete) et d’un fouet, exerce impunément son autorité absolue! La loi ne limite ni le châtiment de l’esclave ni la durée du travail; elle ne prescrit pas non plus la qualité et la quantité des alimens . Elle permet à l’esclave, il est vrai, d’avoir recours au magistrat, pour que celui-ci enjoigne au maître d’être plus équitable: mais ce recours est à peu près illusoire; car il existe une autre loi d’après laquelle on doit arrêter et renvoyer au maître chaque esclave qu’on trouve non muni d’une permission, à une lieue et demie de distance de la plantation à laquelle il appartient. Comment peut parvenir, devant le magistrat, l’eslave fustigé, exténué par la faim et par les excès du travail? S’il y parvient, comment sera-t-il défendu contre un maître puissant qui cite pour témoins les complices salariés de ses rigueurs?» Representacion al Rey de 10 de julio de 1799. (Manuscrit). Reglamento sobro los negros cimmarrones de 20 de dec. de 1796. Avant l’année 1788, il y avoit beaucoup de nègres fugitifs (cimmarones) dans les montagnes de Jaruco, où ils étoient quelquefois apalancados, c’est-à-dire où plusieurs de ces malheureux formoient, pour leur commune défense, des petits retranchemens avec des troncs d’arbres amoncelés. Les nègres marrons, nés en Afrique, ou bozales, sont faciles à prendre; car la plupart, dans le vain espoir de trouver la terre natale, marchent jour et nuit vers l’est. Ils sont, lorsqu’on les prend, si exténués de fatigues et de faim, qu’on ne les sauve qu’en leur donnant, pendant plusieurs jours, de très-petites quantités de bouillon. Les nègres marrons-créoles se cachent le jour dans les bois et volent des vivres pendant la nuit. Jusqu’en 1790, le droit de prendre les nègres fugitifs n’appartenoit qu’à l’Alcade Mayor provincial, dont la charge étolt héréditaire dans la famille du comte de Bareto. Aujourd’hui, tous les habitans peuvent saisir les marrons, et le propriétaire de l’esclave paie, outre la nourriture, quatre piastres par tête. Si l’on ignore le nom du maître, le Consulado emploie le nègre marron dans les travaux publics. Cette chasse aux hommes, qui a donné, tant à Haïti qu’à la Jamaïque, aux chiens de Cuba une funeste célébrité, se faisoit de la manière la plus cruelle avant le réglement que j’ai cité plus haut. Informe sobre negros fugitívos (de 9 de junio 1796), por Don Francisco de Arango y Pareno, Oidor honorario y Sindico del Consulado. C’est le droit de buscar amo. Dès que l’esclave a trouvé un nouveau maître qui veut l’acheter, il peut quitter le premier dont il croit avoir à se plaindre, tel est le sens et l’esprit d’une loi bienfaisante, mais souvent éludée, comme le sont toutes les lois qui protègent les esclaves. C’est dans l’espoir de jouir du privilège de buscar amo que les noirs adressent souvent, aux voyageurs qu’ils rencontrent, une question qui, dans l’Europe civilisée, où l’on vend par fois son vote ou son opinion, ne se fait jamais à haute voix: Quiere Vm comprarme (Voulez-vous m’acheter)? L’esclave, dans les colonies espagnoles, doit être évalué, selon la loi, au prix le plus bas: cette évaluation étoit, à l’époque de mon voyage, selon les localités, de 200 à 380 piastres. Nous avons vu plus haut (p. 351 et 389), qu’en 1825 le prix d’un nègre adulte étoit, à l’île de Cuba, de 450 piastres. En 1788, le commerce français fournissoit le nègre pour 280 à 300 piastres. (Page, Traité d’économie politique des colonies, T. VI, p. 42 et 43). Un esclave coûtoit, chez les Grecs, 300 à 600 dracmes (54 à 108 piastres), lorsque la journée d’un manœuvre se payoit ⅒ de piastre. Tandis que les lois et les institutions espagnoles favorisent de toutes les manières la manumission, le maitre, dans les Antilles non-espagnoles, paye au fisc, pour chaque esclave affranchi, cinq à sept cents piastres! Quel contraste entre l’humanité des plus anciennes lois espagnoles concernant l’esclavage et les traces de barbarie qu’on trouve à chaque page dans le Code noir, et dans quelques lois provinciales des Antilles anglaises! Les lois de Barbados, données en 1688, celle des Bermudes, données en 1730, ordonnent que le maître qui tue son nègre, en le châtiant, ne peut être poursuivi, tandis que le maître qui tue l’esclave par malice payera dix livres sterling au trésor royal. Une loi de Saint-Christophe, du 11 mars 1784, commence par ces mots: «Whereas some persons have of late been guilty of cutting of and depriving slaves of their ears,» nous ordonnons que quiconque aura extirpé un œil, arraché la langue de l’esclave, ou coupé son nez, paiera 500 livres sterling, et sera condamné à six mois de prison.» Je n’ai pas besoin d’ajouter que ces lois anglaises, qui ont été en vigueur il y a trente ou quarante ans, sont abolies et remplacées par des lois plus humaines. Que n’en puis-je dire autant de la législation des Antilles françaises, où six jeunes esclaves, soupçonnés d’avoir voulu s’enfuir, ont eu, d’après un arrêt prononcé en 1815, les jarrets coupés! Voyez aussi plus haut, p. 324 et suiv. Une cédule royale, du 31 mai 1789, avoit tenté de régler la nourriture et le vêtement, mais cette cédule n’a jamais été exécutée. «Je terminerai en citant un autre morceau très-remarquable extrait de la Representacion del Ayunta miento consulado y sociedad patriotica, en date du 20 juillet 1811. «Dans tout ce qui a rapport aux changemens à introduire dans l’état de la classe servile, il s’agit beaucoup moins de nos craintes sur la diminution des richesses agricoles que de la sécurité des blancs si facile à compromettre par des mesures imprudentes. D’ailleurs, ceux qui accusent le consulat et la municipalité de la Havane d’une résistance opiniâtre oublient que, dès l’année 1799, ces mêmes autorités ont proposé inutilement qu’on s’ocupât de l’état des noirs dans l’île de Cuba (del arreglo de este delicado asunto). Il y a plus encore: nous sommes loin d’adopter des maximes, que les nations de l’Europe, qui se vantent de leur civilisation, ont regardé comme irrécusables; par exemple, celle que, sans esclaves, il ne peut y avoir de colonies. Nous déclarons, au contraire, que, sans esclaves et même sans noirs, il auroit pu exister des colonies, et que toute la différence auroit été dans le plus ou moins de gain, dans l’accroissement plus ou moins rapide. Mais, si telle est notre ferme persuasion, nous devons rappeler aussi à Votre Majesté qu’une organisation sociale, dans laquelle l’esclavage s’est une fois introduit comme élément, ne peut être changée avec une précipitation irréfléchie. Nous sommes loin de nier que ce fut un mal contraire aux principes moraux de traîner des esclaves d’un continent à l’autre; que ce fut une erreur en politique de ne pas écouter les plaintes qu’Orando, le gouverneur d’Hispaniola, porta contre l’introduction et l’accumulation de tant d’esclaves à côté d’un petit nombre d’hommes libres; mais, lorsque ces maux et ces abus sont déjà invétérés, nous devons éviter d’empirer notre position et celle de nos esclaves par l’emploi de moyens violens. Ce que nous vous demandons, Sire, est conforme au vœu énoncé par un des plus ardens protecteurs des droits de l’humanité, par l’ennemi le plus acharné de l’esclavage; nous voulons; comme lui, que les lois civiles nous délivrent à la fois des abus et des dangers.» «C’est de la solution de ce problème que dépendent, dans les seules Antilles, en excluant la république d’Haïti, la sécurité de 875,000 libres (blancs et hommes de couleur) et l’adoucissement du sort de 1,150,000 esclaves. Nous avons démontré qu’elle ne pourra être obtenue par des moyens paisibles sans la participation des autorités locales, soit assemblées coloniales, soit réunion de propriétaires désignés sous des noms moins redoutés par les vieilles métropoles. L’influence directe des autorités est indispensable, et c’est une funeste erreur de croire «qu’on peut laisser agir le temps.» Oui, le temps agira simultanément sur les esclaves, sur les rapports entre les îles et les habitans du continent, sur des événemens qu’on ne pourra point maîtriser, lorsqu’on les aura attendus dans une apathique inaction. Partout où l’esclavage est très-anciennement établi, le seul accroissement de la civilisation influe beaucoup moins sur le traitement des esclaves qu’on ne désireroit pouvoir l’admettre. La civilisation d’une nation s’étend rarement sur un grand nombre d’individus; elle n’atteint pas ceux qui, dans les ateliers, sont en contact immédiat avec les noirs. Les propriétaires, et j’en ai connu de trèshumains, reculent devant les difficultés qui se présentent dans de grandes plantations; ils hésitent de troubler l’ordre établi, de faire des innovations qui, non simultanées, non soutenues, par la législation, ou, ce qui seroit un moyen plus puissant, par la volonté générale, manqueroient leur but et empireroient peut-être le sort de ceux qu’on voudroit soulager. Ces considérations timides arrêtent le bien chez des hommes dont les intentions sont les plus bienveillantes et qui gémissent des institutions barbares dont ils ont reçu le triste héritage. Connoissant les circonstances locales, ils savent que, pour produire un changement essentiel dans l’état des esclaves, pour les conduire progressivement à la jouissance de la liberté, il faut une volonté forte dans les autorités locales, le concours de citoyens riches et éclairés; un plan général dans lequel se trouvent calculés toutes les chances du désordre et les moyens de répression. Sans cette communauté d’actions et d’efforts, l’esclavage, avec ses douleurs et ses excès, se maintiendra, comme dans l’ancienne Rome , à côté de l’élégance des mœurs, du progrès si vanté des lumières, de tous les prestiges d’une civilisation que sa présence accuse, et qu’il menace d’engloutir, lorsque le temps de la vengeance sera arrivé. La civilisation ou un long abrutissement des peuples ne font que préparer les esprits à des événemens futurs; mais, pour produire de grands changemens dans l’état social, il faut la coïncidence de certains événemens dont l’époque ne peut être calculée d’avance. Telle est la complication des destinées humaines, que ces mêmes cruautés qui ont ensanglanté la conquête des deux Amériques, se sont renouvelées sous nos yeux, dans des temps que nous croyions caractérisés par un progrès prodigieux de lumières, par un adoucissement général dans les mœurs. La vie d’un seul homme a suffi pour voir la terreur en France, l’expédition de St. Domingue , les réactions politiques de Naples et d’Espagne: je pourrois ajouter les massacres de Chio, d’Ipsara, et de Missolonghi, œuvres des barbares de l’Europe orientale, que les peuples civilisés de l’ouest et du nord n’ont pas cru devoir empêcher. Dans les pays à esclaves, où une longue habitude tend à légitimer les institutions les plus contraires à la justice, il ne faut compter sur l’influence des lumières, de la culture intellectuelle, de l’adoucissement des mœurs, qu’autant que tous ces biens accélèrent l’impulsion donnée par les gouvernemens, en tant qu’ils facilitent l’exécution des mesures une fois adoptées. Sans cette action directrice des gouvernemens et des législatures, un changement paisible n’est point à espérer. Le danger devient surtout imminent lorsqu’une inquiétude générale s’est emparée des esprits, lorsqu’au milieu des dissentions politiques dont se trouvent agités des peuples voisins, les fautes et les devoirs des gouvernemens ont été révélés: alors le calme ne peut renaître que par une autorité qui, dans le noble sentiment de sa force et de son droit, sait maîtriser les événemens en suivant ellemême la carrière des améliorations. Savoir: 452,000 blancs, dont 342,000 dans les deux seu es Antilles espagnoles (Cuba et Portorico) et 423,000 libres de couleur, mulâtres et noirs. L’argument tiré de la civilisation de Rome et de la Grèce, en faveur de l’esclavage, est très à la mode dans les Antilles, où quelquefois on se plait à l’orner de tout le luxe de l’érudition phylologique. C’est ainsi qu’en 1795, dans des discours prononcés au sein de l’assemblée législative de la Jamaïque, on a prouvé, par l’exemple des éléphans employés dans les guerres de Phyrrus et d’Annibal, qu’il ne pouvoit être blâmabled’avoir fait venir de l’île de Cuba cent chiens et quarante chasseurs pour faire la chasse aux nègres marrons. Bryan Edwards, T. I, p 570. North American Review,1821, n.° 30, p. 116. Les luttes avec des esclaves qui comhattent pour leur liberté ne sont pas seulement funestes à cause des atrocités qu’elles font naître des deux côtés; elles contribuent aussi à confondre, lorsque l’affranchissement est consommé, tous les sentimens du juste et de l’injuste. «Quelques colons condamnent à la mort toute la population mâle jusqu’à l’âge de six aus. Ils affirment que l’exemple qu’ont sous les yeux ceux qui n’ont pas porté les armes, peut devenir contagieux. Ce manque de modération est la suite des longues infortunes des Colons.» Charault, réflexions sur Saint-Domingue, 1806, p. 16.