Évaluation numérique de la population du Nouveau Continent, considérée sous les rapports de la différence des cultes, des races et des idiomes, par Alexandre de Humboldt. (Extrait d’une lettre adressée à M. Charles Coquerel.) Vous désirez connaître, Monsieur, le rapport entre le nombre des habitans de l’Amérique, qui appartiennent aux différentes communautés chrétiennes. Je crois posséder des matériaux assez précis sur les rapports des catholiques romains et des protestans; mais je n’entrerai pas aujourd’hui dans le détail des divisions de l’église protestante ou évangélique. Voici les résultats auxquels je crois pouvoir m’arrêter provisoirement, d’après les recherches laborieuses que j’ai faites dans ces dernières années, sur la population du Nouveau Continent. Quelques évaluations partielles, par exemple le nombre des catholiques dans la Louisiane, dans le Maryland, et dans le Bas-Canada anglais, sont peut-être un peu incertaines; mais ces incertitudes affectent des quantités qui ont une faible influence sur le résultat définitif. Je pense que le nombre des protestans, dans toute l’Amérique continentale et insulaire, depuis l’extrémité méridionale du Chili jusqu’au Groenland, est à celui des catholiques romains comme 1 est à 2. Il existe, sur la côte occidentale de l’Amérique du nord, quelques milliers d’individus qui suivent le culte grec. J’ignore le nombre des juifs répandus sur la surface des Etats-Unis et dans plusieurs des îles Antilles. Leur nombre est peu considérable. Les Indiens indépendans qui n’appartiennent à aucune communauté chrétienne, sont à la population chrétienne comme 1 est à 42. Les élémens numériques sur lesquels se fondent le tableau suivant, se trouvent exposés en détail dans le vol. III de mon Voyage aux Régions équinoxiales, livre IX, chap. xxvi, qui va paraître incessamment. POPULATION TOTALE DE L’AMÉRIQUE, 34,284,000. I. Catholiques romains 22,177,000. a. Amérique espagnole continentale 15,985,000. Blancs 2,937,000. Indiens 7,530,000. Races mixtes et nègres 5,518,000. 15,985,000. b. Amérique portugaise 4,000,000. Blancs 920,000. Nègres 1,960,000. Races mixtes et Indiens 1,120,000. 4,000,000. c. États-Unis, Bas-Canada et Guyane française 536,000. Haïti, Porto-Ricco, et Antilles françaises 1,656,000. 22,177,000. II. Protestans 11,287,000, a. États-Unis 9,990,000. b. Canada anglais, Nouvelle-Écosse, Labrador 260,000. c. Guyane anglaise et hollandaise 220,000. d. Antilles anglaises 734,500. e. Antilles hollandaises, danoises, etc. 82,500. 11,287,000. III. Indiens indépendans, non chrétiens 820,000. 34,284,000. Dans l’état actuel des choses , la population protestante augmente beaucoup plus rapidement dans le Nouveau- Monde que la population catholique. Il est probable que, malgré l’état de prospérité à laquelle l’indépendance et des institutions libres vont élever l’Amérique espagnole, le Brésil et l’île d’Haïti, le rapport de 1 à 2 se trouvera, en moins d’un demi-siècle, considérablement modifié en faveur des communautés protestantes. Je crois qu’en Europe, on peut compter (sur une population totale de 198 millions) à peu près 103 millions de catholiques romains, 52 millions de protestans, 38 millions qui suivent le rite grec, et 5 millions de mahométans. Le rapport numérique des protestans aux membres des églises catholiques romaines et grecques, est par conséquent, approximativement, comme 1 est à 2 [Formel] . Le rapport des protestans aux catholiques romains seuls, est le même en Europe qu’en Amérique. Comme les différences de race et d’origine, l’individualité du langage et l’état de liberté domestique influent puissamment sur les dispositions des hommes pour tel ou tel culte, je vous communique en même tems, Monsieur, quelques résultats de mes recherches les plus récentes sur ces divers objets. En admettant 34,284,000 pour la population entière de l’Amérique, on trouve, d’après mes calculs, au nord de l’isthme de Panama 19,650,000; dans l’Amérique insulaire, 2,473,000; au sud de l’isthme de Panama, 12,161,000. L’Amérique espagnole seule a 16,785,000 habitans sur 371,380 lieues carrées de 20 au degré. Toute l’Amérique a 1,186,930 de ces lieues; l’Europe en renferme 304,700. (Note de M. de Humboldt.) La population de l’Amérique offre actuellement: Blancs 13,162,000 — 38 pour cent. Indiens 8,610,000 — 25 — Nègres 6,223,000 — 18 — Races mixtes 6,289,000 — 19 — 34,284,000 La population noire de 6,223,000 (sans mélange avec les blancs et les Indiens), se compose de 1,144,000 noirs libres, et 5,079,000 noirs esclaves; de ces derniers, il y en a 1,152,000 dans l’Archipel des Antilles; 1,620,000 dans les Etats-Unis, et 1,800,000 au Brésil. Le tableau suivant fait connaître approximativement la prépondérance des langues réparties en Amérique. Langues Anglaise, parlée par 11,297,500 individus. — Espagnole 10,174,000 — — Indiennes 7,800,000 — — Portugaise 3,740,000 — — Française 1,058,000 — — Hollandaise, danoise, suédoise et russe 214,500 — 34,284,000 D’où résulte pour les Langues de l’Europe latine 14,930,000 Total pour les langues européennes, 26,442,000 Langues du rameau germanique 11,512,000 Pour les langues indiennes 7,842,000 On n’a pas fait mention séparément de l’allemand, du gâle (Irlandais) ou du basque, parce que les individus qui conservent la connaissance de ces trois langues mères, savent en même tems l’anglais ou le castillan. Le nombre d’individus qui parlent usuellement les langues indiennes, est dans ce moment au nombre d’individus qui se servent des langues d’Europe comme 1 est à 3 2/5. Par l’accroissement plus rapide de la population aux Etats-Unis, les langues du rameau germanique vont gagner insensiblement, dans le rapport numérique total, sur les langues de l’Europe latine; mais ces dernières se répandront en même tems, par l’effet de la civilisation croissante des peuples des races espagnole et portugaise, dans les villages indiens, dont à peine un vingtième de la population entend quelques mots de castillan ou de portugais. Je crois qu’il existe encore plus de sept millions et demi d’indigènes, en Amérique, qui ont conservé l’usage de leurs propres langues et qui ignorent presque entièrement les idiomes européens. Telle est aussi l’opinion de monseigneur l’archevêque de Mexico et de plusieurs ecclésiatiques très-respectables, qui ont long-tems habité le Haut-Pérou et que j’ai pu consulter à ce sujet. Le petit nombre d’Indiens (un million peutêtre), qui ont entièrement oublié les langues indigènes, habite les grandes villes et les villages très-populeux qui entourent ces villes. Parmi les individus qui parlent français dans le Nouveau Continent, on trouve plus de 700,000 nègres de race africaine, circonstance qui, malgré les efforts très-louables du gouvernement haïtien pour l’instruction populaire, ne contribue pas à maintenir la pureté du langage. On peut admettre qu’en général, dans l’Amérique continentale et insulaire, il y a, sur 6,223,000 noirs, plus d’un tiers (au moins 2,360,000), qui parlent anglais, plus d’un quart qui parlent portugais, et un huitième qui parlent français. Ces tableaux de la population américaine, considérée sous les rapports de la différence des cultes, des langues et des idiomes, se composent d’élémens très-variables; ils représentent approximativement l’état de la société américaine vers la fin de l’année qui vient de s’écouler. Il ne s’agit ici que des grandes masses; les évaluations partielles pourront gagner peu à peu une précision plus rigoureuse; il en est ainsi de tous les élémens numériques des sciences. Agréez, Monsieur, l’expression de ma considération la plus affectueuse. Alexandre de Humboldt. Paris, le 5 janvier 1825.