Sur l’Accroissement nocturne de l’intensité du son. (Mémoire lu à l’Académie des Sciences le 13 mars 1820.) Par A. de Humboldt. Il est des phénomènes de la nature qu’on peut soumettre à des mesures précises et à des expériences directes: il en est d’autres qui, enveloppés de circonstances étrangères, modifiés à la fois par un grand nombre de causes perturbatrices, ne peuvent être expliqués que par la voie du raisonnement et de l’analogie. Je citerai comme exemples de la première classe de phénomènes, l’intensité des forces magnétiques, décroissante du pôle vers l’équateur; les inflexions du rayon lumineux qui produisent le mirage; les variations de la température de l’air; son état d’électricité résineuse ou vitrée dans les couches plus ou moins éloignées du sol. La seconde classe de phénomènes comprend tout ce qui a rapport à l’insalubrité de l’atmosphère; ce qui se passe dans les régions les plus élevées et les plus inaccessibles de l’air; la formation des nuages et de la grêle; la permanence de la vapeur vésiculaire par une température audessous de zéro; le bruit du tonnerre; l’augmentation de l’élasticité due au développement de chaleur qui accompagne la propagation du son, et qui résulte de la compression de l’air. Lorsque la philosophie naturelle ne suivait point encore la méthode sévère à laquelle sont dues les grandes découvertes du dernier siècle, tout ce qui ne pouvait être assujetti à des mesures précises et directes tombait dans le domaine des hypothèses les plus vagues et les plus hasardées. On oubliait alors qu’en appréciant chacune des causes perturbatrices, qu’en séparant dans des phénomènes compliqués en apparence ce qui est produit par des circonstances étrangères, on peut avancer, par voie d’exclusion, du connu à l’inconnu, et déterminer les lois naturelles, soit d’après des considérations tirées de l’analyse mathématique, soit d’après l’analogie d’expériences et de mesures directes. L’accroissement de l’intensité du son pendant la nuit, qui fait l’objet de ce Mémoire, est du nombre des problêmes dont la solution ne se trouve pas dans les ouvrages de Physique. J’essaierai de donner une solution déduite des dernières recherches sur la théorie des ondes sonores; mais avant de parler des causes du phénomène, je vais rappeler ici les conditions sous lesquelles je l’envisage. On a observé, depuis la plus haute antiquité, que l’intensité du son augmente pendant la nuit. Aristote en a parlé dans ses Problêmes , Plutarque dans ses Dialogues. Nous ne considérons ici l’accroissement d’intensité que par un air calme; il n’est point question de l’accroissement qui accompagne un changement de vent pendant la nuit, et qui est modifié par le rapport qu’il y a entre la direction du vent et celle du rayon sonore. Sous une même zone, par exemple, entre les tropiques, l’accroissement nocturne de l’intensité du son m’a paru plus grand dans les plaines que sur le dos des Andes, à 3000 mètres de hauteur au-dessus du niveau de l’Océan; il m’a paru plus considérable aussi dans les basses régions, au milieu des continens, qu’en pleine mer. Ces évaluations se fondent sur le bruit de deux volcans, du Guacamayo et du Cotopaxi, que j’ai eu occasion d’entendre le jour et la nuit, l’un dans un plateau, entre la ville de Quito et la métairie de Chillo, l’autre dans la mer du Sud, 10 lieues à l’ouest des côtes du Pérou. Les rugissemens, bramidos, des volcans des Cordillères se succèdent généralement avec une grande uniformité de cinq en cinq minutes. Ils ne sont pas accompagnés d’explosions visibles au-dessus du bord du cratère, et ressemblent tantôt au tonnerre qui gronde de loin, tantôt à la décharge réitérée de canons de gros calibre. Dans les lieux où la terre se couvre de neige près d’une cascade, il serait intéressant d’examiner si l’accroissement nocturne du son ne serait pas moindre pendant l’hiver qu’en été où le sol est fortement échauffé le jour par les rayons du soleil. Dans les différences que je viens d’indiquer entre les hautes et les basses régions de l’Amérique équinoxiale, je ne considère que les rapports d’intensité sous une même pression barométrique. Je ne compare pas l’intensité absolue à différentes hauteurs, mais la différence entre l’intensité nocturne et diurne sur les plateaux et dans les plaines. Les variations d’intensité absolue observées à différentes hauteurs dans l’atmosphère sont un problême résolu depuis long-temps par la théorie mathématique du son. M. Poisson est même parvenu à ce résultat remarquable, que l’intensité du son de haut en bas, ou de bas en haut, verticalement ou sur des rayons sonores obliques, ne dépend que de la densité de la couche d’air d’où le son est parti. Il ne faut pas confondre des problêmes entièrement distincts. Arist. Probl. sect. xi. quæst. 5 et 33. Plut. Symposiac. lib. viii, cap. 3. (T. II, p. 720; edit. Francf. 1620. fol.) Journal de l’Ecole Polytechnique, t. VII (1808), p. 328. Lorsqu’on entend le bruit des Grandes-Cataractes de l’Orénoque dans la plaine qui environne la mission d’Aturès, à plus d’une lieue de distance, on croit être près d’une côte bordée de récifs et de brisans. Le bruit est trois fois plus fort de nuit que de jour, et donne un charme inexprimable à ces lieux solitaires. Quelle peut être la cause de cet accroissement d’intensité dans un désert où rien ne semble interrompre le silence de la nature? La vitesse de la propagation du son, loin d’augmenter, décroît avec l’abaissement de la température. L’intensité diminue dans un air agité par un vent qui est opposé à la direction du son: elle diminue aussi par la dilatation de l’air; elle est plus faible dans les hautes régions de l’atmosphère, que dans les régions basses où les molécules d’air ébranlé ont plus de densité et plus d’élasticité dans un même rayon. L’intensité est la même dans un air sec et dans un air mêlé de vapeurs; mais elle est plus faible dans le gaz acide carbonique, que dans des mélanges d’azote et d’oxigène. D’après ces faits (les seuls que nous connaissions avec quelque certitude), il est difficile d’expliquer un phénomène que l’on observe près de chaque cascade en Europe, et qui, longtemps avant mon arrivée dans le village d’Aturès, avait frappé le missionnaire et les Indiens. La température nocturne de l’atmosphère est plus petite de 3° que la température du jour; en même temps l’humidité apparente augmente de nuit, et la brume qui couvre les cataractes devient plus dense. Nous venons de voir que l’état hygroscopique de l’air n’influe en rien sur la propagation du son, et que le refroidissement de l’air en diminue la vitesse. On pourrait croire que, même dans les lieux qui ne sont pas habités par les hommes, le bourdonnement des insectes, le chant des oiseaux, le frémissement des feuilles agitées par les vents les plus faibles, causent, de jour, un bruit confus dont nous nous apercevons d’autant moins, qu’il est uniforme, et que nos oreilles en sont constamment frappées. Or, ce bruit, quelque peu sensible qu’il soit, peut diminuer l’intensité d’un bruit plus fort, et cette diminution peut cesser si, pendant le calme de la nuit, le chant des oiseaux, le bourdonnement des insectes et l’action des vents sur les feuilles, se trouvent interrompus. Mais ce raisonnement, même en admettant sa justesse, ne s’applique guère aux forêts de l’Orénoque, où l’air est constamment rempli d’une innombrable quantité de moustiques, où le bourdonnement des insectes est beaucoup plus fort de nuit que de jour, et où la brise, si jamais elle se fait sentir, ne souffle qu’après le coucher du soleil. Je pense plutôt que la présence du soleil agit sur la propagation et l’intensité du son, par les obstacles que leur opposent les courans d’air de densité différente, les ondulations partielles de l’atmosphère causées par l’inégal échauffement des différentes parties du sol. Dans un air tranquille, qu’il soit sec ou mêlé de vapeurs vésiculaires également distribuées, l’onde sonore se propage sans difficulté. Mais, lorsque cet air est traversé en tous sens par de petits courans d’un air plus chaud, l’onde sonore se partage en deux ondes, là où la densité du milieu change brusquement; il se forme des échos partiels qui affaiblissent le son, parce qu’une des ondes revient sur ellemême. Il se fait de ces partages des ondes, dont M. Poisson a récemment développé la théorie avec la sagacité qui caractérise tous ses travaux . Ce n’est donc pas le mouvement de translation des molécules d’air de bas en haut dans le courant ascendant, ce ne sont pas les petits courans obliques que nous considérons comme s’opposant, par un choc, à la propagation des ondes sonores. Un choc, imprimé à la surface d’un liquide, formera des cercles autour du centre d’ébranlement, lors même que le liquide est agité. Plusieurs sortes d’ondes peuvent se croiser dans l’eau comme dans l’air, sans se troubler dans leur propagation; de petits mouvemens se superposent, et la véritable cause de la moindre intensité du son, pendant le jour, paraît être le manque d’homogénéité dans le milieu élastique. Il y a alors interruption brusque de densité par-tout où de petits filets d’air, d’une haute température, s’élèvent sur des parties du sol inégalement échauffées. Les ondes sonores se partagent comme les rayons de lumière se réfractent, et forment le mirage par-tout où des couches d’air, de densité inégale, sont contiguës. Il faut établir une distinction entre les intensités du son ou de la lumière, et les directions de l’onde sonore ou de l’onde lumineuse. Lorsque ces ondes se propagent à travers des couches qui ont des densités différentes, deux effets seront produits simultanément; il y aura changement dans la direction de la propagation, et extinction de lumière et du son. La réflexion qui accompagne chaque réfraction affaiblit l’intensité de la lumière; le partage de l’onde sonore cause des échos partiels, et la partie de l’onde qui retourne sur ellemême, là où la densité du fluide change brusquement, devient, dans les bruits très-faibles, insensible à notre oreille. Annales de Chimie, t. VII, p. 293. Dans le mirage à doubles images, celle qui a subi la réfraction près du sol est constamment plus faible que l’image vue directement. Des couches de fluides de densité très différente peuvent alterner de manière que les directions primitives du rayon lumineux et du rayon sonore restent les mêmes; mais l’intensité de la lumière et du son n’en aura pas moins été affaiblie. Pendant la nuit, la surface du sol se refroidit; les parties couvertes de gazon ou de sable prennent une même température; l’atmosphère n’est plus traversée par ces filets d’air chaud qui s’élèvent verticalement ou obliquement dans tous les sens. Dans un fluide devenu plus homogène, l’onde sonore se propage avec moins de difficulté, et l’intensité du son augmente parce que les partages des ondes et les échos partiels deviennent plus rares. Pour donner une idée précise de la cause de ces courans d’air chaud qui s’élèvent pendant le jour sur un sol inégalement échauffé, je rapporterai quelques expériences que j’ai faites sous les tropiques. Dans les Llanos ou steppes de Venezuela, j’ai trouvé le sable, à deux heures, à 52°,5 cent., quelquefois même à 60°. La température de l’air à l’ombre d’un Bombax était 36°,2; au soleil, à 18 pouces de hauteur au-dessus du sol 42°,8. De nuit, le sable n’avait plus que 28°; il avait perdu plus de 24°. Près des cataractes de l’Orénoque, la terre, couverte de graminées, ne s’échauffait, de jour, qu’à 30°, l’air étant 26°; mais les bancs de roche granitique qui couvrent de vastes terrains s’échauffaient en même temps jusqu’à 48°. J’ai publié un grand nombre d’observations analogues dans le précis des mesures et des expériences que j’ai faites sur le mirage à Cumana, à la même époque où M. Wollaston s’occupa de ce phénomène en Europe. Relation historique d’un voyage aux règions équinoxiales, t. I, p. 164-625; t. II, p. 201-283, 303-376. Si la cause que j’indique de l’accroissement nocturne du son est la véritable, il ne faut point s’étonner que sous la zone torride cet accroissement soit, dans l’intérieur des terres, plus grand qu’en pleine mer, dans les plaines, plus grand que sur le dos des Cordillères. La surface des mers équatoriales s’échauffe uniformément, et pas au-delà de 29°; tandis que la surface des continens, inégalement colorée et composée de matières qui rayonnent différemment, acquiert, près de l’équateur, des températures qui varient de 30° à 52°. Sous les tropiques, la terre reste généralement pendant la nuit plus chaude que l’air: dans la zone tempérée, le sol devient, par des nuits calmes et sereines, de 4° à 5° plus froid que l’air. La température, au lieu de diminuer à mesure que l’on s’éloigne du sol, présente en Europe, de nuit, une progression croissante jusqu’à la hauteur de 50 ou 60 pieds. Il ne faut donc pas être surpris que les réfractions terrestres soient quelquefois de nuit, sous la zone tempérée, presque aussi considérables que de jour. Il y aura constamment des couches d’air de différente densité reposant horizontalement les unes sur les autres; mais les filets d’air chaud qui traversent obliquement l’atmosphère seront plus rares de nuit que de jour. A 3000 mètres de hauteur, dans la partie des Andes situées sous l’équateur, la température moyenne de l’air n’est que de 14°, et la force du rayonnement vers un ciel sans nuage, à travers un air très-sec et très-pur, empêche le sol de s’échauffer considérablement pendant le jour. Je n’insisterai pas davantage sur ces circonstances locales: il suffit d’avoir déduit, en général, de la théorie des ondes sonores et de ses partages l’accroissement nocturne du son. Tout le phénomène repose sur ce manque d’homogénéité dans les colonnes verticales de l’atmosphère qui (d’après l’application ingénieuse que M. Arago a faite de l’interférence et de la neutralisation des rayons) est aussi la véritable cause de la scintillation plus ou moins forte des étoiles. On sait d’ailleurs que la propagation du son est sensiblement altérée, lorsqu’on fait monter, dans un tube fermé à une des extrémités, une couche de gaz hydrogène, au-dessus d’une couche d’air atmosphérique. En énonçant ces idées, je pourrais m’appuyer sur l’autorité d’un philosophe que les physiciens continuent à traiter avec indifférence, quoique les zoologistes les plus distingués aient rendu depuis long-temps une éclatante justice à la sagacité de ses observations. «Pourquoi, dit Aristote dans le livre curieux des Problêmes, pourquoi le son se fait-il mieux entendre de nuit? C’est qu’il y a plus de repos, à cause de l’absence du calorique (du plus chaud ). Cette absence rend tout plus calme et plus compassé; car le soleil est le principe de tout mouvement .» Aristote a eu un pressentiment vague de la cause du phénomène; mais il attribue au mouvement de l’atmosphère, au choc, ce qui n’est dû qu’aux changemens brusques de densité dans des lames d’air contiguës. Ni Aristoxène, dans son livre de la Musique, ni Sénèque dans les Quæstiones naturales, ni Théophilacte Simocatta n’ont tenté d’expliquer l’accroissement nocturne du son. Lorsqu’on considère l’état d’imperfection de la physique des anciens et leur ignorance dans la méthode expérimentale, on est frappé du nombre d’observations justes et souvent délicates que renferment les ouvrages du philosophe de Stagire, sur la rosée, sur les causes du mirage, sur la force conductrice des métaux et des cendres pour la chaleur, sur la hauteur des nuages considérée comme effet du courant ascendant, etc. . Une personne très-versée dans la connaissance des anciens, M. Laurencit, a communiqué à M. Biot un passage de Plutarque ( éd. Par., 1624, tome II, p. 721 D.), qui vient à l’appui de celui que j’ai trouvé dans Aristote. Je le citerai d’après la version naïve d’Amyot: «Boéthus, le premier interlocuteur, prétend que la froidure de la nuit fige et condense l’air, et que l’on entend mal le son pendant le jour, parce qu’il y a moins de vides. Ammonius, le second interlocuteur, rejette les vides de Boéthus, et admet avec Anaxagore, que, de jour, le soleil remue l’air d’un mouvement tremblant et plein de battement; que l’on entend mal le jour à cause de la poussière qui volette dans l’air, qui siffle et qui murmure, mais que, la nuit, le branlement cesse, et par conséquent le sifflement de la poussière. Ammonius se justifie de vouloir corriger Anaxagore; mais il pense qu’il faut renoncer aux sons des petits corps, et qu’il suffit d’admettre le branlement et le mouvement d’iceux. L’air étant la substance propre à la voix, s’il est rassis, donne voie toute droite, unie et continue aux petites parcelles et aux mouvemens de la voix de tout loin. Le calme et la bonance tranquille est résonante; au contraire, la tourmente est sourde. L’agitation de l’air ne permet pas que la forme de la voix, bien expresse et articulée, arrive jusqu’au sentiment, mais toujours en ôte et emporte quelque chose de la force et de la grandeur. Le soleil, ce grand gouverneur et capitaine du ciel, remue jusqu’aux moindres parcelles de l’air; et tout aussitôt qu’il se montre, il excite et remue toute chose.» ( OEuvres de Plutarque, trad. par Amyot, édit. de 1802, t. VIII, p. 385.) Arist. Opera omnia, ed. du Val. 1639. T. II, p. 115- 123. Voyez mon Rec. d’ Obs. astron., t. I, p. 127. Les montagnards des Alpes, comme ceux des Andes, regardent un accroissement extraordinaire du son pendant des nuits calmes comme un pronostic sûr d’un changement de temps. «Il va pleuvoir, disent-ils, parce qu’on entend de plus près le murmure des torrens». M. Deluc a tâché d’expliquer ce phénomène par un changement de pression barométrique, par un plus grand nombre de bulles d’air qui crèvent à la surface de l’eau. Cette explication est forcée et peu satisfaisante: je ne tenterai pas de la remplacer par une autre hypothèse; mais je rappellerai l’analogie qu’il y a entre le pronostic tiré de l’accroissement du son, et un autre pronostic tiré d’une moindre extinction de lumière. Les montagnards annoncent un changement de temps lorsque tout d’un coup, par un air calme, les montagnes couvertes de neiges perpétuelles paraissent rapprochées de l’observateur, et que leurs contours se détachent avec une netteté extraordinaire de la voûte azurée du ciel. Quelle que soit la constitution de l’atmosphère qui cause ces phénomènes, il n’en est pas moins curieux d’y reconnaître une nouvelle analogie entre les mouvemens des ondes sonores et ceux des ondes lumineuses. Deluc, Modificat. de l’atmosph. § 1031, note b.