Sur le produit des mines d’or et d’argent du Nouveau Continent, par A. de Humboldt Cette notice est tirée de l’Essai politique sur le royaume de la Nouvelle Espagne, par A. de Humboldt. Les nombres sont conformes aux tableaux que renferme la petite édition en 5 vol. in-8°, qui vient d’etre mise en vente chez F. Schœll, libraire, rue des Fossés-Saint-Germainl’Auxerrois, n° 29. Dans la grande édition en 2 vol in-4°, accompagnée d’un atlas en 20 feuilles in-fol. La feuille in-8° sera remplacée par un carton, à cause de quelques erreurs qui se sont glissées dans la réduction des piastres; ce carton sera distribué avec la 7e livraison qui contiendra la fin de la 3e partie du Voyage de Humboldt et Bonpland. Le tableau suivant présente le produit annuel des mines d’or et d’argent dont le quint a été payé à la fin du 18e siécle. NOMS des grandes divisions politiques. or fin, marcs de Castillle argant fin, marcs de Castille. valeur de l’or et de l’argent en piastres. Vice-royauté de la Nouvlle-Espagne. 7,006 2,250,000 22,170,740 Vice ‒ royauté du Pérou .......... 3,400 513,000 5,317,988 Capitania general du Chili........ 10,000 29,700 1,737,380 Vice ‒ royauté de Buenos-Ayres ... 2,200 414,000 4,212,404 Vice-royauté de la Nouvlle-Grenade. 18,000 peu. 2,624,760 Total ..... 40,600 3,206,700 36,063,272 Dans ce tableau, l’or est évalué à 145 [Formel] piastres, l’argent à 9 [Formel] piastres, le marc de Castille. Il offre la quantité de métaux précieux extraite des mines et enregistrée dans les trésoreries royales: il confirme l’assertion du comte de Campomanes , qui, en 1775, évalua déjà l’importation de l’or et de l’argent en Espagne à trente millions de piastres; mais il n’indique que le minimum que l’on peut supposer avoir été fourni par les colonies espagnoles. Examinons ce qu’il faut ajouter pour les métaux qui s’écoulent par contrebande. On a eu jusqu’ici des idées très-exagérées sur la quantité d’or et d’argent qui ne paie pas de quint: on l’a évaluée à la moitié ou au tiers du produit total, et on n’a pas réfléchi que le commerce frauduleux est d’une activité bien différente, selon les localités des diverses provinces. Je réunirai ici les renseignemens que j’ai pu prendre sur les lieux, soit au Mexique, soit à la Nouvelle-Grenade, soit au Pérou. Educacion popular, tom. II, pag. 331. La Nouvelle-Espagne n’a que deux ports par lesquels s’exportent ses productions. Le mauvais état des côtes y rend la contrebande bien plus difficile que dans les provinces de Cumana, de Caracas et de Guatimala. La quantité d’argent non enregistrée et embarquée à Vera-Cruz et à Acapulco, soit pour la Havane et la Jamaïque, soit pour les iles Philippines et pour Canton, ne s’éleve probablement pas au‒dessus de 800,000 piastres; mais ce commerce frauduleux augmentera à mesure que la population des Etats- Unis s’approchera des rives du grand Rio del Norte, et à mesure que les côtes occidentales, celles de la Sonora et de la Guadalaxara, seront plus fréquemment visitées par des bâtimens anglais ou anglo-américains. Quand le commerce du Mexique avec la Chine et le Japon sera délivré des entraves du monopole odieux qui le gêne aujourd’hui, une immense quantité d’argent s’écoulera vers l’ouest, en Asie. Les métaux précieux sont des marchandises qu’on transporte dans les lieux où leur prix est le plus élevé. Au Japon qui abonde en or, ce métal est à l’argent comme 8 ou 9 à 1. En Chine, on achete une once d’or avec 12 à 13 onces d’argent. Au Mexique, la proportion des deux métaux précieux est comme 15 [Formel] à 1, d’où il résulte qu’il est bien plus profitable de porter de l’argent que de l’or à Manille, à Canton et à Nagasacki. Je n’ai pas fait mention plus haut de l’exportation des objets d’orfévrerie (plata labrada), parce que, d’après les registres de la Vera-Cruz, elle ne s’éleve pas au-delà de 20 à 30,000 marcs d’argent. Voyage au Japon, de Thumberg (édit. de Langles), tome II, page 263. Dans le royaume de la Nouvelle-Grenade, l’exportation frauduleuse de l’or du Choco a beaucoup augmenté depuis que la navigation du Rio Atrato a été déclarée libre. De l’or en poudre, et même en lingots, au lieu d’être porté par Cali ou Mompox, aux monnaies de Popayan et de Santa-Fé, prend directement la route de Carthagène et de Porto-Belo, d’où il reflue dans les colonies anglaises. Les bouches de l’Atrato et du Rio Sinu, où j’ai été à l’ancre au mois d’avril 1801, servent d’entrepôts aux contrebandiers. Les lois qui permettent de tems en tems l’introduction des nègres d’Afrique et des farines de Philadelphie, par des vaisseaux étrangers, favorisent ce commerce frauduleux. D’après les renseignemens que j’ai pu prendre chez les personnes qui font le commerce de l’or en poudre (rescatudores) à Carthagène des Indes, à Mompox, à Buga et à Popayan, il parait qu’on peut évaluer la quantité d’or qui est fournie par le Choco, par Barbacoas, Antioquia et Popayan, et que l’on soustrait au quint, à 2500 marcs. Au Pérou, l’exportation de l’argent qui ne paye pas de quint, se fait moins par les côtes de la mer du Sud, qui sont fréquentées par les pêcheurs de cachalots, qu’à l’est des Andes, par la riviere des Amazones. Cette immense riviere réunit deux pays, où regne une grande disproportion entre la valeur relative de l’or et de l’argent. Le Brésil est, pour l’argent du Pérou, un marché presque aussi profitable que la Chine pour l’argent du Mexique. Un cinquieme, peut-être même un quart de tout l’argent extrait des mines de Pasco (Yauricocha) et de Chota (Gualgayoc), est exporté en contrebande par Lamas et Chachapoyas, en descendant la riviere des Amazones. Il y a des personnes, à Lima, qui croient qu’en vivifiant le commerce sur cette riviere, on rendrait plus grande encore l’exportation frauduleuse de l’argent. Ce préjugé a été très-pernicieux pour les belles provinces qui s’étendent sur la pente orientale des Cordillères, et qui sont fertilisées par le Guallaga, l’Ucayale, le Puruz et le Beni. On oublie que l’état sauvage et la solitude de ces contrées facilitent beaucoup les entreprises des contrebandiers. Nous évaluerons l’argent non enregistré du Pérou, à 100,000 marcs. Au Chili, l’or qui paie le quint est à celui qui se soustrait aux droits, d’après Ulloa, en raison de 3 à 2. Nous ne compterons qu’un quart du produit total. En évaluant l’exportation frauduleuse de l’argent, dans le royaume de Buenos-Ayres, à un sixieme ou à 67,000 marcs, et en ajoutant pour le produit total du Brésil, où l’on n’exploite encore que des mines d’alluvion, près de 30,000 marcs d’or, on pourra présenter, dans le tableau suivant, le produit total de toute l’Amérique, en or et en argent. Produit annuel des mines du nouveau Continent, au commencement du 19e siécle. NOMS des grandes divisions politiques. or. argent. valeur de l’or et de l’argent en piastres. Marce de Castille. Kilogr. Marcs de Castille. Kilogr. Vice-royauté de la Nouvlle-Espagne. 7,000 1,609 2,338,220 537,512 23,000,000 Vice ‒ royauté du Pérou .......... 3,400 782 611,090 140,478 6,240,000 Capitania general du Chili ........ 12,212 2,807 29,700 6,827 2,060,000 Vice ‒ royauté de Buenos-Ayres... 2,200 506 481,830 110,764 4,850,000 Vice-royauté de la Nouvlle-Grenade. 20,505 4,714 ........ ........ 2,990,000 Brésil ........... 29,900 6,873 ........ ........ 4,360,000 Total ..... 75,217 17,291 3,460,840 795,581 43,500,000 Le produit total des mines du Nouveau-Monde s’éleve, par conséquent, aujourd’hui à 17,000 kilogrammes en or, et 800,000 kilogrammes en argent, en comptant que le marc de Castille, d’après lequel on évalue le produit des mines dans les colonies espagnoles, est au marc de France en raison de 541 à 576, et que le kilogramme pese 4 marcs 5 gros 35,15 grains, ancien poids de France. L’étain que fournit l’Europe entiere ne pese que trois fois autant que la masse d’argent que l’on extrait annuellement des mines de l’Amérique. On voit aussi, par le tableau précédent, que c’est à tort qu’on attribue au Brésil la majeure partie de l’or que le nouveau Continent envoie à l’ancien. Les colonies espagnoles fournissent près de 45,000 marcs d’or, tandis qu’on n’en extrait que 30,000 des terreins d’alluvion du Brésil. Si le gouvernement de Santa-Fé de Bogota commence à s’occuper serieusement de la population et de l’agriculture du Choco, l’extraction de l’or, dans la Nouvelle-Grenade, rivalisera en très-peu d’années avec celle du Brésil. L’auteur de l’immortel ouvrage sur la Richesse des Nations , n’évalue la quantité d’or et d’argent importée annuellement à Cadix et à Lisbonne, qu’à 6 millions de livres sterling, en comptant non-seulement ce qui est enregistré, mais aussi ce que l’on peut supposer passer en fraude. Cette évaluation est trop petite de deux cinquiemes. Bonneville, Traité des Monnaies, 1806, p. 31. T. II, p. 70. D’après Meggent (Post-Scriptum, du Négociant universel, 1756, p. 15), l’importation en Espagne et en Portugal était, de 1747 à 1753, année moyenne, de 5,746,000 liv. sterl. En réunissant les résultats que nous venons d’obtenir pour le Nouveau-Monde, à ceux qui sont le fruit des laborieuses recherches de M. Héron de Villefosse et de M. Georgi , on trouve les données suivantes: Georgi, Georgr. phys. Beschreibung des Russischen Reichs, 1797, Th. 6, p. 363. L’évaluation de M. Georgi est de l’année 1796. Le produit des mines de Koliwan a doublé celui des mines de Nortschinsk a diminué de plus d’un tiers depuis 1784 jusqu’en 1794. Produit annuel des mines d’or et d’argent on Europe, dans l’Asie septentrionale et en Amérique. grandes divisions politiques. or. valeur de l’or en francs. arcent. valeur de l’argent, en francs. valeur de l’or et de l’argent, en francs. Marcs de France. Kilogr. Marcs de France. Kilogr. Europe ..... 5,300 1,297 4,467,444 215,200 52,670 11,704,444 16,171,888 Asie boréale. 2,300 538 1,853,111 88,700 21,709 4,824,222 6,677,333 Amérique ... 70,647 17,291 59,557,889 3,250,547 795,581 176,795,778 236,353,667 Total. ... 78,147 19,126 65,878,444 3,554,447 869,960 193,324,444 259,202,888 Dans ce tableau, l’or est évalué à 3444 fr. 44 cent., et l’argent à 222 fr. 22 cent. le kilogramme. Il indique la quantité de métaux précieux qui entre annuellement dans la circulation parmi les nations civilisées de l’Europe. Il est impossible d’évaluer la masse d’or et d’argent qui est maintenant en exploitation, sur toute la surface du globe: nous ignorons absolument ce que produisent l’intérieur de l’Afrique, l’Asie centrale, le Tunquin, la Chine et le Japon. Le commerce d’or en poudre qui se fait sur les côtes orientales et occidentales de l’Afrique, et les notions que les anciens nous ont transmises sur des contrées avec lesquelles nous ne sommes plus en relation, peuvent faire supposer que les pays au sud du Niger sont très-riches en métaux précieux. On peut faire la même supposition à l’égard de la haute chaîne de montagnes qui se prolonge au nord-est du Paropamisus, vers les frontieres de la Chine. La quantité de lingots d’or et d’argent que les Hollandais ont jadis exportés du Japon; prouve que les mines de Sado, de Sourouma, de Bingo et de Kinsima, ne cedent pas en richesse à plusieurs mines de l’Amérique. Sur 78,000 marcs d’or, et sur 3,550,000 marcs d’argent, poids de France, que l’on retire annuellement, depuis la fin du 18e siécle, de toutes les mines de l’Amérique, de l’Europe et de l’Asie boréale, l’Amérique seule fournit 70,000 marcs d’or et 3,250,000 marcs d’argent, par conséquent [Formel] du produit total de l’or, et [Formel] du produit total de l’argent. L’abondance relative des deux métaux differe par conséquent très-peu dans les deux Continens. La quantité d’or retirée des mines d’Amérique est à celle de l’argent comme 1 à 46; en Europe, y compris la Russie asiatique, cette proportion est comme 1 à 40. Ces résultats peuvent jeter quelque jour sur le grand problême d’économie politique que M. Smith a examiné dans le onzieme chapitre du premier livre de son ouvrage, où il traite des causes de la proportion variable entre la valeur des métaux precieux . Cet auteur célebre suppose que, pour une once d’or, il y a un peu plus de 22 onces d’argent importé en Europe: si cette supposition était juste, l’ancien Continent ne devrait recevoir du nouveau que 1,554,000 marcs d’argent, au lieu de 3,250,000 qu’il recoit effectivement. D’ailleurs, plus est grande l’abondance de l’or en raison de l’argent, et plus on doit être porté à admettre, avec M. Smith, que la proportion entre les valeurs respectives des deux métaux ne dépend pas uniquement de la quantité qui s’en trouve sur le marché. Depuis la découverte de l’Amérique jusqu’à nos jours, la valeur de l’argent a tellement baissé dans les parties occidentales de l’Europe, que la proportion de ce métal à l’or, qui, à la fin du quinzieme siécle, était de 1 à 11 ou 1 à 12, est aujourd’hui comme 1 à 14 [Formel] , et même comme 1 à 15 [Formel] . Ce changement n’aurait pas eu lieu si l’accroissement de la masse respective des deux métaux avait été de tout tems aussi uniforme qu’il l’est aujourd’hui. D’après les recherches dont je viens de rendre compte, il n’est pas exact d’avancer, comme on l’a fait souvent, que les mines d’argent de l’Amérique surpassent en fécondité celles de l’ancien Continent, dans une proportion beaucoup plus forte que les mines d’or: Il est vrai que des 70,000 marcs d’or qu’année moyenne fournit l’Amérique, cinq sixiemes sont dus aux lavages établis dans des terreins d’alluvion; mais ces lavages sont d’une constance de produit surprenante, et tous ceux qui ont visité les colonies espagnoles et portugaises savent que l’exportation de l’or de l’Amérique doit augmenter considérablement avec les progrès de la population et de l’agriculture. Richesse des Nations, t. II, p. 28. Sous Philippe-le-Bel, un marc d’or avait cours pour dix marcs d’argent. En Hollande, la proportion fut, en 1336, comme 10 et demi à 1. En France, elle était, en 1388, comme 10 trois-quarts à 1. (Recherches sur le commerce, Amsterdam, 1778, T. II, P. II, p. 142.) De neuf dixiemes. Jusqu’à l’année 1545, où commença l’exploitation du Cerro de Potosi, l’Europe parait avoir reçu du nouveau Continent beaucoup plus d’or que d’argent. Les cinq sixiemes du butin que Cortez fit à Ténochtitlan, les trésors réunis à Caxaruarca et au Cuzco, consistaient en or, et les mines d’argent de Porco, au Pérou, de Tasco et de Tlapujahua, au Mexique, ne furent que faiblement travaillées du tems de Cortez et de Pizarro. C’est depuis l’année 1545, que l’Espagne a été inondée de l’argent du Pérou. Cette accumulation produisit un effet d’autant plus grand, que la civilisation de l’Europe était alors plus concentrée, que les communications étaient plus fréquentes, et qu’une moindre partie des métaux de l’Amérique refinait en Asie. Depuis le milieu du 16me siècle, la proportion entre l’or et l’argent changea rapidement, sur-tout dans le midi de l’Europe. En Hollande elle était encore, en 1589, comme 1 à 11 [Formel] ; mais sous le regne de Louis XIII, en 1641, nous la trouvons déjà en France comme 1 à 13 [Formel] ; en Espagne comme 1 à 14, et même au-delà. L’extraction de l’or a prodigieusement augmenté en Amérique depuis la fin du 17me siècle, et quoique les terreins auriferes du Brésil aient été connus en partie depuis 1577, l’exploitation des mines d’alluvion n’a pourtant commencé que depuis le regne du roi Pierre II. Du tems de Charles-Quint une quantité d’or de 40 ou 50,000 marcs aurait suffi pour changer sensiblement la proportion entre l’or et l’argent en Europe. Au contraire, cette influence ne s’est presque pas fait sentir au commencement du 18me siécle, où les relations commerciales s’étaient beaucoup multipliées; l’or du Brésil, réparti sur une vaste étendue de pays, n’a pu produire sur le prix de l’argent l’effet qu’il aurait produit par une accumulation rapide sur un seul point du globe.