Essai politique sur le royaume de la Nouvelle- Espagne; par M. A. de Humboldt, ouvrage qui présente des recherches sur la Géographie du Mexique, sur l’étendue de sa surface et la division politique en intendances, sur l’aspect physique du sol, sur sa population actuelle, l’état de l’agriculture, de l’industrie manufacturiere et du commerce, sur les canaux qui pourraient réunir la mer des Antilles au Grand-Océan, sur les revenus de la couronne, la quantité de métaux qui a reflué du Mexique en Europe et en Asie, depuis la découverte du Nouveau- Continent, et sur la division militaire de la Nouvelle-Espagne. premier extrait. En annonçant les diverses parties du grand ouvrage de M. de Humboldt, nous avons déjà eu plusieurs fois l’occasion de faire connaître le plan qu’il a embrassé. On sait que cet illustre voyageur n’a rien négligé de ce qui pouvait avoir de l’intérêt dans quelque genre que ce fût. L’étude des régions équinoxiales étant l’objet de son voyage; il n’a pas borné ses recherches aux objets de sciences qui n’auraient d’utilité spéciale que pour une seule classe de lecteurs; il les a étendues à tous, même aux objets de politique et d’administration: il a voulu, pour ainsi dire, nous faire vivre nous-mêmes dans ces contrées sur lesquelles on n’avait avant lui que des récits incomplets ou des détails peu fideles, et il les a tant étudiés, il en a tellement observé les phénomenes physiques et moraux; il a recherché avec tant de soin toutes les données précises qui pouvaient en completter la connaissance, qu’on peut dire qu’il les a mieux vues dans un séjour de quelques années que bien d’autres après y avoir passé toute leur vie. Son nouvel ouvrage renferme les résultats précieux de ces nombreuses observations. Après la variété infinie des connaissances, ce qui distingue éminemment cet ouvrage et ceux du même genre que M. de Humboldt a déja publiés, c’est une recherche extrême de précision et d’exactitude jointe à une grandeur de vues et à une élévation de sentimens également remarquables. Ces dernieres qualités sont des dons de la nature, mais l’exprit d’exactitude a une autre source. Il naît de l’habitude des sciences exactes, et nous ne craignons pas d’avancer que si M. de Humboldt y eût été moins habile, il n’aurait jamais pu imprimer à ces recherches ce caractere qui ne s’imite point, et son ouvrage moins minutieusement fidele eût été aussi beaucoup moins parfait. Quoique cette fidélité soit sans doute le premier mérite d’un voyage, puisqu’elle seule peut lui donner un but et un résultat utile, ce mérite n’est pas le seul qui distingue l’ouvrage que nous annonçons. Il en renferme un autre, moins important peut-être, mais d’une application plus générale. L’auteur en sachant instruire a su également intéresser. Il n’a pas dédaigné de plaire, et ceux qui n’approfondiraient pas les tableaux du commerce ou des revenus de la nouvelle Espagne, liront certainement avec plaisir la description de ce beau pays, celle des mœurs des habitans, l’état de leur civilisation actuelle, et le tableau non moins intéressant de leur grandeur passée attestée par un grand nombre de monumens. Pour prouver ce que nous annonçons, de la maniere la plus sûre et la plus persuasive, nous citerons ici quelques morceaux qui n’ayant qu’un objet particulier peuvent se détacher de l’ensemble, et qui pourtant sont fortement empreints de cette couleur locale qui, aux yeux des gens de goût, fait si aisément reconnaître les tableaux tracés d’après nature. Nous essaierons ensuite de donner en peu de mots un résumé général de tout l’ensemble de l’ouvrage. “Orné de nombreux Teocallis qui s’élevaient en forme de minarets, entouré d’eau et de digues, fondé sur des îles couvertes de verdure, recevant dans ses rues à chaque heure des milliers de bateaux qui vivifiaient le lac, l’ancien Tenochtitlan, d’après le récit des premiers conquérans, devait ressembler à quelques villes de la Hollande, de la Chine, ou du Delta inondé de la Basse-Egypte. La capitale, reconstruite par les Espagnols, offre un aspect moins riant peut-être, mais d’autant plus imposant et plus majestueux. Mexico est sans doute au nombre des plus belles villes que les Européens aient fondées dans les deux hémisphères. A l’exception de Pétersbourg, de Berlin, de Philadelphie et de quelques quartiers de Wesminster, il existe à peine une ville de la même étendue, qui, pour le niveau uniforme du sol qu’elle occupe, pour la régularité et la largeur des rues, pour la grandeur des places publiques, puisse être comparée à la capitale de la Nouvelle-Espagne. L’architecture y est généralement d’un style assez pur; il y a même des édifices dont l’ordonnance est très ‒ belle. L’extérieur des maisons n’est pas surchargé d’ornemens. Deux sortes de pierres de taille, l’amigdaloïde poreuse appelée tetzontli, et sur ‒ tout un porphyre à feld-sphath vitreux et dépourvu de quartz, donnent aux constructions mexicaines un air de solidité, et quelquefois même de magnificence. On n’y connaît pas ces balcons et ces galeries de bois qui, dans les deux Indes, défigurent toutes les villes européennes. Les balustrades et les grilles y sont en fer de Biscaye, et ornées de bronzes. Les maisons y ont des terrasses au lieu de toits, comme les maisons d’Italie de tous les pays méridionaux. „Mexico a été singulièrement embelli depuis le séjour que l’abbé Chappe y a fait en 1769. L’édifice destiné à l’école des mines, et pour lequel les plus riches particuliers du pays ont fourni une somme de plus de trois millions de francs, ornerait les places principales de Paris et de Londres. Des architectes mexicains, élèves de l’Académie des Beaux-Arts de la capitale, ont construit récemment deux grands hôtels, dont l’un dans le quartier de Traspana, offre dans l’intérieur de la cour un très-beau péristyle de forme ovale, et à colonnes accouplées. Le voyageur admire, avec raison, au milieu de la Plaza ‒ Major de Mexico, vis ‒ à ‒ vis la cathédrale et le palais des vice-rois, une vaste enceinte pavée en carreaux de porphyre, fermée par des grilles richement garnies de bronze, et renfermant la statue équestre du roi Charles IV, placée sur un piédestal de marbre mexicain. Ce pendant, il faut en convenir, malgré les progrès que les arts ont faits depuis trente ans, c’est bien moïns par la grandeur et la beauté des monumens que par la largeur et l’alignement des rues, c’est moins par ses édifices que par l’ensemble de sa régularité, de son étendue et de sa position, que la capitale de la Nouvelle- Espagne, impose aux Européens. Par un concours de circonstances peu communes, j’ai vu de suite, et dans un très-court espace de tems, Lima, Mexico, Philadelphie, Washington, Paris, Rome, Naples et les plus grandes villes de l’Allemagne. En comparant entre elles des impressions qui se suivent rapidement, on est à même de rectifier une opinion à laquelle on s’est peut ‒ être livré trop légèrement. Malgré des comparaisons, dont plusieurs auraient pu paraître désavantageuses pour la capitale du Mexique, cette derniere m’a laissé un souvenir de grandeur que j’attribue sur ‒ tout au caractere imposant de son site et de la nature environnante. „En effet, rien de plus riche et de plus varié que le tableau que présente la vallée, lorsque, dans une belle matinée d’été, le ciel étant sans nuages et de cet azur foncé qui est propre à l’air sec et rarefié des hautes montagnes, on se transporte sur une des tours de la cathédrale de Mexico ou au haut de la colline de Chapoltepec. Une belle végétation entoure cette colline. Des troncs antiques de cyprès , de plus de quinze à seize mètres de circonférence, élevent leurs cimes dénuées de feuillage au-dessus de celles des schinus, qui, par leur port, ressemblent aux saules pleureurs de l’Orient. Du fond de cette solitude, du sommet du rocher porphyritique de Chapoltepec, l’œil domine une vaste plaine, des champs soigneusement labourés qui s’étendent jusqu’au pied des montagnes colossales couvertes de glaces perpetuelles. La ville paraît baignée des eaux du lac de Tezcuco, dont le bassin, entouré de villages et de hameaux, rappelle les plus beaux lacs des montagnes de la Suisse. De grandes avenues d’ormes et de peupliers conduisent de tous côtés à la capitale; deux aqueducs construits sur des arches très-elevées traversent la plaine, et offrent un aspect aussi agréable qu’intéressant. Au nord se présente le couvent magnifique de Notre-Dame de la Guadeloupe, adossé aux montagnes de Tepeyacac, entre des ravins qui abritent quelques datiers et des yucca arborescens. Au sud, tout le terrein entre San Angel, Tacubaya et San Augustin de las Cuevas paraît un immense jardin d’orangers, de pêchers, de pommiers, de cerisiers et d’autres arbres fruitiers de l’Europe. Cette belle culture contraste avec l’aspect sauvage des montagnes pelées qui forment l’enceinte de la vallée, et parmi lesquelles se distinguent les fameux volcans de la Puebla, le Popocatepetl et l’Iztaccihuatl. Le premier forme un cône énorme, dont le cratere constamment enflammé, jetant de la fumée et des cendres, s’ouvre au milieu des neiges éternelles.“ Los Ahuahuetes. Cupressus disticha L. Plus loin l’auteur décrit quelques anciens monumens des nations indigenes, derniers vestiges d’une antique civilisation. “Les seuls monumens anciens qui, dans la vallée mexicaine, peuvent imposer par leur grandeur et leurs masses aux yeux des Européens, sont les restes des deux pyramides de San Juan de Teotihuacan, situées au nord-est de Tezcuco; consacrées au soleil et à la lune, appelées par les indigènes Tonatiuh Ytzaqual, maison du Soleil, et Meztli Ytzaqual, maison de la Lune. D’après les mesures faites en 1803, par un jeune savant mexicain, le docteur Oteyza, la premiere pyramide, qui est la plus australe, a dans son état actuel, une base de 208 mètres (645 pieds) de long, et 55 metres (66 vares mexicaines ou 171 pieds) d’élévation perpendiculaire. La seconde, la pyramide de la Lune, est de 11 metres (30 pieds) plus basse, et sa base est beaucoup moins grande. Ces monumens, d’après le récit des premiers voyageurs, et d’après la forme qu’ils présentent encore aujourd’hui, ont servi de modele aux Teocallis aztèques. Les peuples que les Espagnols trouverent établis dans la Nouvelle ‒ Espagne, attribuerent les pyramides de Teotihuacan à la nation Toultèque; leur construction remonte, par conséquent, au 8e ou au 9e siecle, car le royaume de Tollan dura depuis 667 jusqu’en 1031. Les faces de ces édifices sont, à 52 min. près, exactement orientées du nord au sud et de l’est à l’ouest. Leur intérieur est de l’argile mêlée de petites pierres. Ce noyau est revêtu d’un mur épais d’amydaloïdes poreuses. On y reconnaît, en outre, des traces d’une couche de chaux qui enduit les pierres (le tetzontli) par dehors. Quelques auteurs du 16e siecle prétendent, d’après une tradition indienne, que l’intérieur de ces pyramides est creux. Le chevalier Boturini dit que le géometre mexicain Siguenza avait vainement essayé de percer ces édifices par une galerie. Ils formaient quatre assises, dont on ne reconnaît aujourd’hui que trois, les injures du temps et la végétation des cactus et des agaves ayant exercé leur influence destructive sur l’extérieur de ces monumens. Un escalier construit en grandes pierres de taille conduisait jadis à leur cime; c’est là que, d’après le récit des premiers voyageurs, se trouvaient des statues couvertes de lames d’or très-minces. Chacune des quatre assises principales était subdivisée en petits gradins d’un metre de haut, dont on distingue encore les arrêtes. Ces gradins sont couverts de fragmens d’obsidiennes qui, sans doute, étaient les instrumens tranchans avec lesquels, dans leurs sacrifices barbares, les prêtres toultèques et aztèques (Papahua Tlemacazque ou Teopixqui) ouvraient la poitrine aux victimes humaines. On sait que l’obsidienne (itztli) était l’objet des grandes exploitations dont on voit encore les traces dans une innombrable quantité de puits entre les mines de Moran et le village d’Atotonilco el Grande, dans les montagnes porphyritiques d’Oyamel et du Jacal, région que les Espagnols appellent la montagne des couteaux, el Serro de las Navajas. Cependant Siguenza, dans ses notes manuscrites, les croit un ouvrage de la nation Olmèque, qui habitait autour de la Sierra de Tlascala, appelée Matlacueje. Si cette hypothese, dont nous ignorons les fondemens historiques, était vraie, ces monumens seraient plus anciens encore; car les Olmèques appartiennent aux premiers peuples dont la chronologie aztèque fait mention dans la Nouvelle-Espagne. On prétend même que c’est la seule nation dont la migration s’est faite, non depuis le nord et le nord-ouest (l’Asie Mongole), mais depuis l’Orient (l’Europe). „On desirerait sans doute voir résolue la question si ces édifices curieux, dont l’un (le Tonatiuh Ytzaqual (d’après les mesures exactes de M. Oteyza, a une masse de 128,970 toises cubes, ont été entiérement construits à mains d’hommes; ou si les Toultèques ont profité de quelque colline naturelle, qu’ils ont revêtue de pierres et de chaux. Cette même question a été récemment agitée par rapport à plusieurs pyramides de Gizé et de Sacara; elle est devenue doublement intéressante par les hypotheses fantastiques que M. Witte a hazardées sur l’origine des monumens de forme colossale de l’Egypte, de Persépolis et de Palmyre. Comme ni les pyramides de Teotihuacan, ni celle de Cholula, dont nous parlerons dans la suite, n’ont été percées diamétralement. il est impossible de parler avec certitude de leur structure intérieure. Les traditions indiennes d’après lesquelles on les croit creuses, sont vagues et contradictoires. Leur situation, dans les plaines où l’on ne trouve aucune autre colline, rend même assez probable, qu’aucun rocher naturel ne sert de noyau à ces monumens. Ce qui est très-remarquable aussi (sur-tout si on se rappelle les assertions de Pococke, sur la position symétrique des petites pyramides d’Egypte), c’est que tout à l’entour des maisons du Soleil et de la Lune de Téotihuacan on trouve un groupe, j’ose dire un systême de pyramides, qui ont à peine neuf à dix mètres d’élévation. Ces monumens, dont il y a plusieurs centaines, sont disposés dans des rues très-larges qui suivent exactement la direction des parallèles et des méridiens, et qui aboutissent aux quatre faces des deux grandes pyramides. Les petites pyramides sont plus fréquentes vers le côté austral du Temple de la Lune que vers le Temple du Soleil: aussi étaient-elles, d’après la tradition du pays, dédiées aux Etoiles. Il paraît assez certain qu’elles servaient de sépulture aux chefs des tribus. Toute cette plaine que les Espagnols, d’après un mot de la langue de l’île de Cuba, appellent Llano de los Cérès, porta jadis dans les langues Astèque et Toultèque, le nom de Micaotl, ou chemin des morts. Que d’analogies avec les monumens de l’ancien continent! Et ce peuple Toultéque qui, en arrivant, au septieme siècle, sur le sol mexicain, construisit d’après un plan uniforme, plusieurs de ces monumens de formes colossales, ces pyramides tronquées et divisées par assises commé le Temple de Bélus à Babylone, d’où avait-il pris le type de ces édifices? Etait ‒ il de race Mongole? Descendait-il d’une souche commune avec les Chinois, les Hiong-Nu et les Japonais? „Un autre monument ancien, très-digne de l’attention du voyageur, c’est le retranchement militaire de Xochicalco, situé au sud-sud-ouest de la ville de Cuernavalca, près de Tetlama, appartenant à la paroisse de Xochitepeque. C’est une colline isolée, de 117 mètres d’élevation, entourée de fossés, et divisée à main d’homme en cinq assises ou terrasses qui sont revêtues de maçonneries. Le tout forme une pyramide tronquée, dont les quatre faces sont exactement orientées selon les quatre points cardinaux. Les pierres de porphyre à base basaltique, sont d’une coupe très-régulière, et ornées de figures hiéroglyphiques, parmi lesquelles on distingue des crocodiles jetant de l’eau, et, ce qui est très-curieux, des hommes assis les jambes croisées, à la manière asiatique. La plate ‒ forme de ce monument extraordinaire a près de 9,000 mètres carrés, et présente les ruines d’un petit édifice carré qui servit sans doute de dernière retraite aux assiégés.”