DES VOLCANS DE JORULLO; Par Alex. HUMBOLDT. EXTRAIT de son Essai sur la Nouvelle-Espagne, pag. 249. La grande catastrophe dans laquelle cette montagne volcanique est sortie de terre, et par laquelle un terrain d’une étendue considérable a totalement changé de face, est peut-être une des révolutions physiques les plus considérables que nous présente l’histoire de notre planète. La Géologie désigne les parages de l’Océan, où, à des époques récentes, depuis deux mille ans, près des Açores , dans la mer Egée et au sud de l’Islande , des îlots volcaniques se sont élevés au-dessus de la surface des eaux; mais elle ne nous offre aucun exemple où, dans l’intérieur d’un continent, à 36 lieues de distance des côtes, à plus de 42 lieues d’éloignement de tout autre volcan actif, il se soit formé soudainement, au centre d’un millier de petits cônes enflammés, une montagne de scories et de cendres, haute de 517 pieds, en ne la comparant qu’au niveau ancien des plaines voisines. Ce phénomène est resté inconnu aux minéralogistes et aux physiciens de l’Europe, quoiqu’il n’ait encore que cinquante années de date, et qu’il ait eu lieu à six journées de distance de la capitale de Mexico, en descendant du plateau central vers les côtes de la mer du Sud. En 1721, il sortit auprès de Tercère une île du milieu du sein de la mer. Note du Rédacteur. Platon rapporte que dans la mer Egée, Rhodes, Délos et onze autres îles sortirent du sein des mers. Pythagore et Pline, livre ii, chapitre lxxxix, citent un grand nombre d’îles qui ont été soulevées par les feux souterrains, telles que Délos, Rhodes. Sénèque rapporte que de son temps l’île de Thérasine, aujourd’hui Santorin, parut au milieu des flots, après de violens tremblemens de terre. Depuis cette époque cette île a été agrandie par de nouvelles agitations des feux soumarins. Note du Rédacteur. En 1784, il sortit du sein de la mer une île auprès de l’Islande. Pennant dit que le lieu d’où elle s’éleva avoit 500 pieds de profondeur. Note du Rédacteur. Une vaste plaine se prolonge depuis les collines d’Auguasatco jusque vers les villages de Toipa et Pétatlan, également célèbres par leurs belles cultures de coton. Entre les Picachos del Mortero, les Cerros de las Cuevas et de Cuiche, cette plaine n’a que 750 à 800 mètres de hauteur audessus du niveau de l’Océan. Des collines basaltiques s’élèvent au milieu d’un terrain dans lequel domine le porphyre à base de grünstein. Leurs cimes sont couronnées de chênes toujours verts, à feuillage de lauriers et d’oliviers, entremêlés parmi de petits palmiers flabelliformes. Cette belle végétation contraste singulièrement avec l’aridité de la plaine qui a été dévastée par l’effet du feu volcanique. Jusqu’au milieu du dix-huitième siècle, des champs cultivés en cannes à sucre et en indigo, s’étendoient entre deux ruisseaux appelés Cuitimba et San-Pedro. Ils étoient bordés par des montagnes basaltiques dont la structure semble indiquer que tout ce pays, à une époque très-reculée, avoit déjà été bouleversé plusieurs fois par des volcans. Ces champs arrosés avec art, appartenoient à l’habitation (Hacienda) de San-Pedro de Jorullo (Xorullo, ou Juvriso), une des plus grandes et des plus riches du pays. Au mois de juin 1759, un bruit souterrain se fit entendre; des mugissemens épouvantables (bromidos) furent accompagnés de fréquens tremblemens de terre; ils se succédèrent pendant 50 à 60 jours, et plongèrent les habitans de l’Hacienda dans la plus grande consternation. Depuis le commencement du mois de septembre tout sembloit annoncer une tranquillité parfaite, lorsque, dans la nuit du 28 au 29 du méme mois, un horrible fracas souterrain se manifesta de nouveau. Les Indiens épouvantés se sauvèrent sur les montagnes d’Aguasarco. Un terrain de 3 à 4 milles carrés, que l’on désigne par le nom de Malpays, se souleva en forme de vessie. On distingue encore aujourd’hui, dans des couches fracturées, les limites de ce soulèvement. Le Malpays, vers ses bords, n’a que 12 mètres de hauteur au-dessus du niveau ancien de la plaine appelée las Playas de Jorullo; mais la convexité du terrain augmente progressivement vers le centre jusqu’à 160 mètres d’élévation. Ceux qui, de la cime d’Aguasarco, ont été témoins de cette grande catastrophe, assurent que l’on vit sortir des flammes sur l’étendue de plus d’une demi-lieue carrée; que des fragmens de roche incandescente furent lancés à des hauteurs prodigieuses, et qu’à travers une nuée épaisse de cendres, éclairée par le feu volcanique, semblable à une mer agitée, on crut voir se gonfler la croûte ramollie de la terre. Dès-lors les rivières de Cuitimba et San-Pedro se précipitèrent dans les crevasses enflammées. La décomposition de l’eau contribuoit à ranimer les flammes: on les distingua à la ville de Pascuoro, quoique située sur un plateau très-large et élevée de 1400 mètres au-dessus des plaines de las Playas de Jorullo. Des éruptions boueuses, surtout des couches d’argile qui enveloppent des boules de basalte décomposées à couches concentriques, semblent indiquer que des eaux souterraines ont joué un rôle très-important dans cette révolution extraordinaire. Des milliers de petits cônes qui n’ont que deux ou trois mètres de hauteur, et que les Indiens appellent des fours (hornitos), sortirent de la voûte soulevée du Malpays. Quoique depuis 15 ans, d après le témoignage des Indiens, la chaleur de ces fours volcaniques ait beaucoup diminué, j’y ai encore vu monter le thermomètre à 95°, en le plongeant dans des crevasses qui exhalent une vapeur aqueuse. Chaque petit cône est une fumarole de laquelle s’élève une fumée épaisse jusqu’à dix ou quinze mètres de hauteur. Dans plusieurs on entend un bruit souterrain qui paroît annoncer la proximité d’un fluide en ébullition. Au milieu des fours, sur une crevasse qui se dirige du nord-nord est au sud-sud-est, sont sorties de terre six grandes buttes toutes élevées de quatre à cinq cents mètres audessus de l’ancien niveau des plaines. C’est le phénomène Monte Novo de Naples, répété plusieurs fois dans une rangée de collines volcaniques. La plus élevée de ces buttes énormes qui rappellent le pays de l’Auvergne, est le grand volcan de Jorullo. Il est constamment enflammé, et il a vomi, du côté du nord, une immense quantité de laves scorifiées et basaltiques, qui renferment des fragmens de roches primitives. Ces grandes éruptions du volcan central ont continué jusqu’au mois de février 1760. Dans les années suivantes elles sont devenues progressivement plus rares. Les Indiens, épouvantés du fracas horrible causé par le nouveau volcan, avoient d’abord abandonné les villages situés à sept ou huit lieues de distance des Playas de Jorullo. Ils s’accoutumèrent en peu de mois à ce spectacle effrayant. Retournés dans leurs chaumières, ils descendirent vers les montagnes d’Aguarsaco et de Santa-Inès pour admirer les gerbes de feu lancées par une infinité de grandes et de petites bouches volcaniques. Les cendres alors couvroient les maisons de Queretoro à plus de 48 lieues de distance, en ligne droite, du lieu de l’explosion. Quoique le feu souterrain paroisse peu actif en ce moment, et que le Malpays et le grand volcan commencent à se couvrir de végétaux, nous trouvâmes pourtant l’air ambiant tellement échauffé par l’action des petits fours (hornitos), que, très-éloigné du sol et à l’ombre, le thermomètre monta à 43°. Ce fait paroît prouver qu’il n’y a pas d’exagération dans le témoignage de quelques vieux Indiens qui rapportent que plusieurs années après la première éruption, même à de grandes distances du terrain soulevé, les plaines de Jorullo étoient inhabitables à cause de l’excessive chaleur qui y régnoit. Nous trouvâmes dans le fond du cratère l’air à 47°, en quelques endroits, à 58 et 60. Nous eûmes à passer sur des crevasses qui exhaloient des vapeurs sulfureuses, et dans lesquelles le thermomètre montoit à 85°. Le passage de ces crevasses, et les amas de scories qui couvrent des creux considérables, rendent la descente dans le cratère assez dangereuse. Je réserve le détail de mes recherches géologiques sur le volcan de Jorullo, pour la relation historique de mon voyage. L’Atlas qui accompagnera cette relation, contiendra trois planches; 1° la vue pittoresque du nouveau volcan qui est trois fois plus élevé que le Monte Novo de Pouzzole, sorti de terre en 1538, presque sur les bords de la Méditerranée; 2° la coupe verticale, ou le profil du Malpays et de toute la partie soulevée; 3° la carte géographique des plaines de Jorullo, dressée au moyen du sextant, et en employant la méthode des bases perpendiculaires et des angles de hauteur. Les productions volcaniques de ce terrain bouleversé se trouvent dans le Cabinet de l’Ecole des Mines à Berlin. Les plantes cueillies dans les environs font partie des herbiers que j’ai déposés au Muséum d’Histoire naturelle à Paris. On montre encore au voyageur, auprès du Cerro de Santa- Inès, les rivières de Cuitimba et de San-Pedro, dont les eaux limpides arrosoient jadis la canne à sucre cultivée dans l’habitation de Dom André Pimantel. Ces sources se sont perdues dans la nuit du 29 septembre 1759; mais plus à l’ouest à une distance de 2000 mètres, dans le terrain soulevé même, on voit aujourd’hui deux rivières qui brisent la voûte argileuse des hornitos, et se présentent comme des eaux thermales dans lesquelles le thermomètre monte à 52°,7. Les Indiens leur ont conservé les noms de San-Pedro et Cuitimba, parce que dans plusieurs parties du Malpays, on croit entendre couler de grandes masses d’eau dans la direction de l’est à l’ouest, depuis les montagnes de Santa-Inès vers l’Hiacienda de la Présentacion. Près de cette habitation il y a un ruisseau qui dégage de l’hydrogène sulfureux; il a plus de sept mètres de large, et c’est la source hydro-sulfureuse la plus abondante que j’aie jamais observée. Selon l’opinion des indigènes, ces changemens extraordinaires que nous venons de décrire, cette croûte de la terre soulevée et crevassée par le feu volcanique, ces montagnes de scories et de cendres amoncelées sont l’ouvrage des moines, le plus grand sans doute qu’ils aient produit dans les deux hémisphères. Aux Playas de Jorullo, dans la chaumière que nous habitions, notre hôte indien nous raconta qu’en 1759, des Capucins en mission prêchèrent à l’habitation de San Pedro, mais que n’ayant pas trouvé un accueil favorable (ayant dîné peut-être moins bien qu’ils ne s’y attendoient), ils chargèrent cette plaine, alors si belle et si fertile, des imprécations les plus horribles et les plus compliquées. Ils prophétisèrent que d’abord l’habitation seroit engloutie par des flammes qui sortiroient de la terre, et que plus tard l’air ambiant se refroidiroit à tel point, que les montagnes voisines resteroient éternellement couvertes de neige et de glace. La première de ces malédictions ayant eu des suites si funestes, le bas-peuple indien voit déjà, dans le refroidissement progressif du volcan, le présage sinistre d’un hiver perpétuel. J’ai cru devoir citer cette tradition vulgaire, digne de figurer dans le poëme épique du jésuite Landivar, parce qu’elle ajoute un trait assez piquant au tableau des mœurs et des préjugés de ces pays éloignés. Elle prouve l’industrie active d’une classe d’hommes, qui, abusant trop souvent de la crédulité du peuple, et feignant de suspendre, par leur influence, les lois immuables de la nature, savent profiter de tout pour fonder leur empire par la crainte des maux physiques. La position du nouveau volcan de Jorullo donne lieu à une observation géologique très-curieuse. Nous avons déjà remarqué plus haut dans le troisième chapitre, qu’il existe à la Nouvelle-Espagne un parallèle des grandes élévations, ou une zône étroite contenue entre les 18° 59′ et les 19° 12′ de latitude, dans laquelle sont situées toutes les cimes d’Anahuac qui s’élèvent au-dessus de la région des neiges perpétuelles. Ces cimes sont, ou des volcans encore actuellement enflammés, ou des montagnes dont la forme, ainsi que la nature de leurs roches, rendent infiniment probable qu’elles ont recelé jadis un feu souterrain. En partant des côtes de la mer des Antilles, nous trouvons, de l’est à l’ouest, le pic d’Oribaza, les deux volcans de la Puebla, le Nevado de Toluca, le pic de Tancitaro et le volcan de Colima. Ces grandes hauteurs, au lieu de former la crête de la Cordilière d’Anahuac, et de suivre sa direction, qui est du sudest au nord-ouest, sont au contraire placées sur une ligne qui est perpendiculaire à l’axe de la grande chaîne de montagnes. Il est sans doute très-digne d’être observé, que l’année 1759, le nouveau volcan de Jorullo se soit formé dans le prolongement de cette ligne sur ce même parallèle des anciens volcans mexicains. Un coup-d’œil jeté sur mon plan des environs de Jorullo, prouve que les six grandes buttes sont sorties de terre sur un filon qui traverse la plaine depuis le Cerro de las Cuevas au Pichaco del Montero. Les boche nove du Vésuve se trouvent aussi rangées sur le prolongement d’une crevasse. Ces analogies ne nous donnent-elles pas le droit de supposer qu’il existe dans cette partie du Mexique, à une grande profondeur dans l’intérieur de la terre, une crevasse dirigée de l’est à l’ouest sur une longueur de 137 lieues, et à travers laquelle, en rompant la croûte extérieure des roches porphyriques, le feu volcanique s’est fait jour, à différentes époques, depuis les côtes du golfe du Mexique jusqu’à la mer du Sud? Cette crevasse se prolongeroit-elle jusqu’au petit groupe d’îles appelées par Collnet , l’ Archipel de Regigedo, et autour desquelles, sur le même parallèle des volcans mexicains, on a vu nager de la pierre-ponce? Des naturalistes qui distinguent les faits qu’offre la Minéralogie descriptive, des rêveries théoriques sur l’état primitif de notre planète, nous pardonneront d’avoir consigné ces observations sur la Carte générale de la Nouvelle-Espagne, contenue dans l’Atlas mexicain.