M. de Humboldt. —1808. — Sur les côtes de Cumana, de la nouvelle Barcelonne et de Caracas, on trouve une tradition sur une nation qui se nourrit de terre; tradition généralement répandue par les moines franciscains de la Guiane, qui, à leur retour des missions, visitent ces provinces. Le village ou plutôt le hameau où la mission est établie parmi les Otomaques, peuplade qui mange de la terre, s’appelle conception di Uruana, et s’appuie d’une manière très-pittoresque à un rocher de granit. Sa position géographique est à 7 degrés 8 minutes 3 secondes, latitude nord; et 4 degrés 38 minutes 38 secondes, longitude ouest de Paris. La terre que mangent les Otomaques est une véritable argile glaise ou terre à potier, grasse, douce et colorée en jaune gris, au moyen d’une petite quantité d’oxide de fer. Ils la choisissent avec soin, et la cherchent dans des bancs à part sur les bords de l’Orénoque et de la Méta. Ils distinguent une espèce de terre de l’autre par la dégustation, et ne mangent pas indifféremment toutes sortes d’argiles. Ils pétrissent cette terre en boules de 4 à 6 pouces de diamètre, et les brûlent extérieurement à petit feu, jusqu’à ce que la croûte devienne rougeâtre. Avant de manger ces boules, ils les humectent de nouveau. Ces Indiens sont, généralement parlant, très-sauvages, et ont en horreur la culture des végétaux. Les peuplades les plus éloignées sur l’Orénoque, lorsqu’elles veulent désigner quelque chose de malpropre, disent en forme de proverbe: C’est si sale qu’un Otomaque le mangerait. Aussi long-temps que durent les basses eaux de l’Orénoque et de la Méta, les Otomaques se nourrissent de poissons et de tortues: les poissons sont tués à coups de flèches au moment où ils s’élèvent à la surface de l’eau; espèce de chasse dans laquelle on a souvent admiré l’adresse des Indiens. Les rivières éprouvent-elles leur crue périodique, aussitôt la pêche cesse. Dans cette saison, qui dure deux ou trois mois, les Otomaques dévorent une quantité incroyable de terre glaise. On en trouve de grandes provisions dans leurs cabanes; on y voit les boules d’argiles rangées en tas pyramidaux. Selon le témoignage d’une moine très-intelligent nommé Fray-Ramon Buéno, qui a vécu douze ans parmi ces peuples, un Indien en dévore par jour de trois quarts de livre à une livre et un quart. Les Otomaques eux-mêmes disent que cette argile est leur principale nourriture pendant la saison pluvieuse; cependant si l’occasion se présente, ils y ajoutent de temps à autre un lézard, un petit poisson et une racine de fougère. Ils trouvent cette nourriture si délicieuse, que même dans la saison sèche, ayant assez de poissons, ils mangent en guise de dessert quelques boules d’argile. Ces hommes sont d’un teint cuivré brunâtre; leurs traits difformes ressemblent à ceux des Tartares; ils ont de la corpulence sans être ventrus. Le missionnaire franciscain qui a vécu parmi eux assure que pendant l’époque où ils mangent de la terre, leur santé n’éprouve aucune altération: voilà sans doute des faits. Ces Indiens, nous dit-on, mangent une grande quantité d’argile sans nuire à leur santé; ils considèrent cette terre comme une excellente nourriture; ils en font leur provision pour l’hiver ou la saison pluvieuse. Mais ces simples faits suffisent-ils pour prouver que l’argile peut offrir une substance alimentaire; que les terres peuvent s’assimiler aux sucs de notre estomac, ou qu’elles ne lui servent que comme lest? Leur effet se borne-t-il à étendre les parois du ventre, et faire par-là disparaître le besoin de nourriture? On n’ose décider aucune de ces questions. Il est remarquable que le père Guncilla, auteur d’ailleurs si crédule et si dépourvu de critique, a jugé à propos de nier que les Otomaques mangent de la terre pure. (Histoire de l’Orénoque, tome 1, page 283.) Il prétend que les boules d’argile sont mêlées de farine de maïs et pénétrées de graisse de crocodile. Mais le missionnaire Fray-Ramon Buéno, ainsi que le frère lai Fray-Juan Gonzalez, ont tous les deux assuré que les Otomaques ne mettaient jamais de graisse de crocodile sur ces boules; quant au mélange de la farine de maïs, on n’en a jamais entendu parler à Uruana. Les boules d’argile apportées de ces contrées, et dont M. Vauquelin a fait l’analyse chimique, n’étaient composées que de terre sans aucun mélange. Peut-être le père Guncilla, en confondant deux faits d’une nature différente, a-t-il fait allusion à la manière dont les Indiens préparent du pain avec les cosses d’une espèce d’inga. Ils ensevelissent ce fruit dans la terre, afin d’accélérer le moment où sa décomposition le rend propre à leur usage. Peut-être les Otomaques, en mangeant une si grande quantité de terre sans en éprouver aucune incommodité, s’en sont-ils, pendant une longue série de génération, formé une seconde nature. Il est vrai que, dans tous les pays entre les tropiques, l’homme éprouve un désir merveilleux et presque irrésistible de dévorer de la terre, et non pas de la terre alcaline ou calcaire qui pourrait servir à neutraliser des acides, mais des bols gros et d’une odeur forte. On est souvent obligé, après une pluie, de renfermer les enfans pour empêcher qu’ils n’aillent manger de la terre. Les femmes indiennes du village de Banco, sur les bords de la Madeleina, qui s’occupent à tourner des pots de terre, mettent souvent un morceau de terre dans leur bouche; mais, à l’exception des Otomaques, tous les individus des autres tribus deviennent malades dès qu’ils cèdent à ce singulier penchant pour l’argile. Dans la mission de San Boria, on a trouvé un enfant indien qui, au dire de sa mère, ne voulait prendre d’autre nourriture que de la terre, mais aussi il était desséché comme un squelette. Pourquoi dans les climats tempérés et froids, ce penchant irrégulier à manger de la terre est-il si rare et presque circonscrit dans la classe des enfans et dans celle des femmes grosses? On peut, en quelque sorte, considérer l’usage de manger de la terre comme généralement adopté dans tous les pays situés entre les tropiques. Les nègres de Guinée mangent habituellement une terre jaunâtre qu’ils appellent cahouac. Ceux d’entre eux qui sont amenés comme esclaves dans les Indes-Occidentales, cherchent à s’y procurer une terre semblable. Ils assurent que l’usage de cette nourriture n’est accompagné enAfriqued’aucun danger. Dans les îles, le cahouac rend les esclaves malades. Aussi il y était défendu de manger de la terre, quoiqu’à la Martinique, en 1751, on vendît secrètement, dans les marchés, une espèce de tuf rouge jaunâtre. «Les nègres, dit un auteur français (Thibault de Chanvalon, page 85), en sont si friands, qu’il n’y a aucun châtiment qui puisse les empêcher d’en dévorer.» Dans l’île de Java, entre Sourabaya et Samarag, M. Labardillière vit vendre, dans les villages, de petits gâteaux carrés et rougeâtres; les indigènes les nommaient tanaampo. En les examinant, il trouva que c’étaient des gâteaux d’argile qu’on mangeait. (Voyage à la recherche de La Pérouse, tome 2, page 342.) Les habitans de la Nouvelle-Calédonie apaisent la faim en dévorant des morceaux, gros comme le poing, d’une espèce de tale friable, dans laquelle M. Vauquelin a trouvé du cuivre en assez grande proportion. (Même voyage, ibid., page 205.) A Popayan et dans plusieurs parties du Pérou, la terre calcaire se vend dans les marchés comme une denrée à l’usage des Indiens, qui la mangent avec le coca ou les feuilles de l’erythroxylon peruvianum. Ainsi l’usage de se nourrir de terre, usage auquel la nature semblait n’inviter que les habitans du Nord stérile, règne dans toute la zone torride, chez les races paresseuses qui occupent les plus belles et les plus fertiles contrées de l’univers. Annales des voyages, de la géographie et de l’histoire, publiées par M. Malte-Brun; Moniteur, 1808, page 415; et Annales de chimie et de physique, 1816, tome 2, page 422.