EXPÉRIENCES SUR LA TORPILLE, Par MM. Humboldt et Gay-Lussac. Extrait d’une lettre de M. Humboldt à M. Berthollet, datée de Rome, le 15 fructidor an 13. Les phénomènes que présentent les poissons électriques méritent de nouvelles recherches, depuis que plusieurs physiciens ont cru en trouver l’explication dans la belle théorie dont Volta a enrichi la science. Vous sentez bien, mon respectable ami, quelle devoit être notre impatience de nous procurer des torpilles, et vous vous étonnerez peut-être que je vous en parle si tard. A Gênes nous en avions trouvé, mais dans un moment où nous étions séparés de nos instrumens. A Civita-Vecchia nous les cherchâmes inutilement. Enfin, pendant notre séjour à Naples nous en eûmes très-fréquemment de très-grandes et de trèsvigoureuses. Je vous expose en cette lettre la suite des expériences que nous avons faites, M. Gay-Lussac et moi, sur l’action de la torpille (Roja torpeda de Linn. ). M. de Buch, minéralogiste allemand, très-versé dans toutes les branches des sciences physiques, a été témoin de nos recherches. Je vous en offre les résultats; j’énonce les faits sans y mêler des idées théoriques. Nos expériences ont été principalement dirigées vers les conditions sous lesquelles la torpille n’est pas en état de faire sentir à l’homme cette commotion que l’on désigne sous le nom d’électrique, quoique le sentiment soit assez différent de celui que cause la décharge d’une bouteille de Leyde. N’ayant d’autre livre sous les yeux que l’Ouvrage dans lequel Aldini a réuni les belles recherches de Geoffroy à celles de Spallanzani et de Galvani, nous ne serons pas en état de comparer notre travail à celui que d’autres physiciens peuvent avoir fait avant nous. Mémoires sur la torpille, dans l’Essai sur le Galvanisme, T. II, p. 61. 1. Quoique la force de la torpille ne soit pas à comparer à celle du gymnotus, elle n’en est pas moins en état de causer des sensations douloureuses. Une personne très-accoutumée aux commotions électriques ne soutient qu’avec peine une torpille de quatre décimètres de long, et jouissant de toute sa vigueur. L’animal porte son coup sous l’eau et ce n’est que lorsqu’il devient plus foible que ce fluide empêche son action. M. Gay Lussac a observé que dans ce cas on ne commence à sentir la commotion que lorsqu’on élève la torpille au dessus de la surface de l’eau. Il en est de ce poisson, comme des grenouilles sur lesquelles on fait des expériences galvaniques. Les conditions sous lesquelles la contraction se fait sont différentes selon le degré d’incitabilité des organes. 2°. J’ai observé dans l’Amérique méridionale que le gymnotus donne les commotions les plus effrayantes, sans faire aucun mouvement extérieur des yeux, de la tête ou des pennes. Il n’en fait pas plus qu’une personne qui passe d’une idée, d’une sensation à une autre; il n’en est pas de même de la torpille. Nous avons observé qu’elle remue convulsivement les pennes pectorales chaque fois qu’elle lance son coup; ce coup se fait sentir plus ou moins fort selon que le contact se passe dans une surface plus ou moins grande. 3°. On ne peut pas décharger à volonté les organes d’une torpille ou d’un gymnotus, comme l’on décharge une bouteille de Leyde ou une pile. On ne sent pas toujours de commotion lorsqu’on touche un poisson électrique. Il faut l’irriter pour qu’il porte son coup; cette action dépend de la volonté de l’animal, qui peut-être ne tient pas toujours chargés ses organes électriques; il les recharge avec une célérité admirable, car il est en état de donner une longue suite de commotions. 4°. Le coup se fait sentir (l’animal étant disposé à le porter), que l’on touche d’un seul doigt une seule surface des organes électriques, ou que l’on applique les deux mains aux deux surfaces, à la supérieure et à l’inférieure, à la fois. Aussi, dans les deux cas, il est indifférent que la personne qui applique son doigt ou ses deux mains soit isolée ou qu’elle ne le soit pas. 5°. Lorsqu’une personne isolée touche la torpille d’un seul doigt, il est indispensable que le contact soit immédiat. Aucune commotion ne se fait sentir lorsqu’un corps conducteur, par exemple un métal, est interposé entre le doigt et l’organe du poisson. C’est pour cela que l’on touche impunément l’animal par le moyen d’une clef ou de tout autre instrument métallique. 6°. M. Gay-Lussac ayant observé cette condition importante, nous avons placé la torpille sur un plateau métallique, avec lequel la surface inférieure des organes étoit en contact. La main qui soutient ce plateau ne sent jamais de commotion, lorsqu’une autre personne isolée irrite l’animal et que le mouvement convulsif des pennes pectorales annonce les décharges les plus fortes de son fluide électrique. 7°. Si au contraire une personne soutient la torpille placée sur un plateau métallique de la main gauche, comme dans l’expérience précédente (6°.), et si cette même personne touche la surface supérieure de l’organe électrique de la main droite, alors une forte commotion se fait sentir dans les deux bras à la fois. 8°. Ce sentiment est le même, lorsque le poisson est placé entre deux plateaux métalliques dont les bords ne se touchent pas, et lorsque l’on appuie des deux mains à la fois sur ces plateaux. 9°. Au contraire aucune commotion dans les deux bras ne se fait sentir, si dans le cas précédent (8°.) il existe quelque communication immédiate entre les bords des deux plateaux métalliques. La chaîne entre les deux surfaces de l’organe est alors formée par les plateaux et la nouvelle communication que l’on établit par le contact des deux mains avec les plateaux est sans effet. 10°. L’électromètre le plus sensible n’indique aucune tension électrique dans les organes de la torpille; il n’en est aucunement affecté, de quelque manière que l’on l’emploie, soit en l’approchant des organes, soit en isolant le poisson, le couvrant d’un plateau métallique et en faisant communiquer ce plateau par un fil conducteur avec le condensateur de Volta. Rien n’indique ici, comme dans le gymnotus, que l’animal modifie la tension électrique des corps qui l’entourent. 11°. Les poissons électriques agissant en état de santé avec la même force sous l’eau que dans l’air, nous avons examiné la propriété conductrice de ce fluide. Plusieurs personnes faisant la chaîne entre la surface supérieure et la surface inférieure des organes de la torpille, la commotion ne s’est fait sentir que lorsque ces personnes se sont mouillé les mains. Une goutte d’eau n’intercepte pas l’action lorsque deux personnes, qui de leurs mains droites soutiennent la torpille, au lieu de se donner la main gauche, enfoncent chacune un stilet métallique dans une goutte d’eau placée sur un corps isolant. 12°. En substituant en ce cas la flamme à la goutte d’eau, la communication est interceptée, et ne se rétablit que lorsque les deux stilets se touchent immédiatement dans l’intérieur de la flamme. 13°. Il faut encore observer que sous l’eau comme dans l’air, la commotion ne se fait sentir que lorsqu’on touche immédiatement le corps des poissons électriques. Ils ne lancent pas leurs coups à travers la couche d’eau la plus mince, fait d’autant plus remarquable que l’on sait que dans les expériences galvaniques, où la grenouille est plongée dans l’eau, il suffit d’approcher la pincette d’argent des muscles et que la contraction se fait lorsque la couche d’eau interposée a un ou deux millimètres d’épaisseur. Voici, mon respectable ami, les observations principales que nous avons faites sur la torpille. Les expériences n.os 4 et 10, prouvent que les organes électriques de ces animaux n’annoncent aucune tension, aucun excès de charge. On seroit plutôt tenté de comparer leur action à celle d’une réunion de petites bouteilles de Leyde qu’à une pile de Volta. Sans chaine, aucune commotion ne se fait sentir et ayant senti des coups du gymnotus à travers des cordes très-sèches, je crois que dans le cas où cet animal puissant sembloit me donner de fortes commotions sans l’existence d’une chaîne, cette dernière avoit lieu cependant à cause de l’imperfection de mon isolement. Si la torpille agit par des pôles, par un équilibre électrique qui tend à se rétablir, les expériences 5 et 6 paroissent prouver que ces pôles existent les uns près des autres sur la même surface de l’organe. On sent la commotion en ne touchant qu’une seule surface de son doigt. Un plateau interposé entre la main et l’organe (6°.), rétablit lui-même l’équilibre, et la main qui soutient ce plateau ne sent rien, parce qu’elle est hors du courant. Mais en supposant un nombre de pôles hétérogènes sur chaque surface de l’organe, pourquoi en couvrant ces surfaces de deux plaques métalliques dont les bords ne se touchent pas entr’eux et en plaçant les mains sur ces plateaux, l’équilibre se rétablit-il vers les bras? Pourquoi, peut-on demander, l’électricité positive de la surface inférieure, ne cherche-telle pas, dans le moment de l’explosion, l’électricité négative du pôle voisin, et pourquoi ne le trouve-t-elle que dans la surface supérieure de l’organe électrique? Ces difficultés ne sont peut-être pas insurmontables, mais la théorie de ces actions vitales demande encore bien des recherches. Geoffroy a prouvé que les rayes qui ne donnent pas de signes d’électricité ont des organes très-analogues à ceux de la torpille. La moindre lésion du cerveau empêche l’action de ce poisson électrique. Les nerfs jouent sans doute le plus grand rôle dans ces phénomènes, et le physiologiste qui embrasse l’ensemble des actions vitales s’opposeroit avec raison au physicien qui croiroit tout expliquer par le contact de la pulpe albumino-gélatineuse et les feuillets aponévrotiques que la nature a réunis dans les organes de la torpille.