Extrait de plusieurs lettres de M. A. de Humboldt. Il y avoit quelque temps qu'on n'avoit point eu de nouvelles du voyage de M. Alexandre de Humboldt dans l'Amerique meridionale. Son frere, qui se trouve presentement a Rome, vient de recevoir trois lettres a la fois de lui: du 3 juin 1802, de Quito; du 13 juillet 1802, de Cuenca; et du 25 novembre 1802, de Lima, capitale du Perou. Elles annoncent que M. de Humboldt reviendra sous peu, et qu'il compte debarquer, au mois d'aoaut ou de septembre de cette annee, a Cadix ou a la Corogne; mais c'est la derniere de ces lettres, surtout, qui contient des details interessans. En en donnant l'extrait suivant, on a eu soin d'y inserer en meme temps ce qui, dans les deux premieres, pouvoit meriter l'attention du public. A Lima, ce 25 novembre 1802. Vous devez savoir mon arrivee a Quito par mes lettres precedentes, mon cher frere. Nous y arrivames, en traversant les neiges de Quiridien et de Tolima: car, comme la Cordilliere des Andes forme trois branches separees, et que nous nous trouvions a Santa Fe de Bogota sur celle qui est la plus orientale, il nous fallut passer la plus elevee pour nous approcher des cotes de la mer du Sud. Il n'y a que les boeufs dont on puisse se servir a ce passage pour faire porter son bagage. Les voyageurs se font porter ordinairement par des hommes que l'on nomme largeros. Ils ont une chaise liee sur le dos, sur laquelle le voyageur est assis; ils font trois a quatre heures de chemin par jour, et ne gagnent que quatorze piastres en cinq a six semaines. Nous preferames d'aller a pied; et, le temps etant tresbeau, nous ne passames que dix-sept jours dans ces solitudes, ou l'on ne trouve aucune trace qu'elles aient jamais ete habitees: on y dort dans des cabanes formees de feuilles d'heliconia que l'on porte tout expres avec soi. A la descente occidentale des Andes, il y a des marais dans lesquels on enfonce jusqu'aux genoux. Le temps avoit change; il pleuvoit a verse les derniers jours; nos bottes nous pourrirent aux jambes, et nous arrivames les pieds nus et couverts de meurtrissures a Carthago, mais enrichis d'une belle collection de nouvelles plantes, dont je rapporte un grand nombre de dessins. De Carthago, nous allames a Popayan par Buga, en traversant la belle vallee de la riviere Cauca, et ayant toujours a nos cotes la montagne du Choca et les mines de platine qui s'y trouvent. Nous restames le mois de novembre de l'annee 1801 a Papayan, et nous y allames visiter les montagnes basaltiques de Julusuito, les bouches du volcan de Purace, qui, avec un bruit effrayant, degagent des vapeurs d'eau hydro-sulfureuse, et les granites porphyritiques de Pische, qui forment des colonnes de cinq a sept pans, semblables a celles que je me souviens d'avoir vues dans les monts Euganeens de l'Italie, et qui sont decrites par Strange. La plus grande difficulte nous resta a vaincre pour venir de Popayan a Quito. Il fallut passer les Paramos de Pasto, et cela dans la saison des pluies, qui avoit commence en attendant. On nomme Paramo dans les Andes tout endroit ou, a la hauteur de dix-sept cents a deux mille toises, la vegetation cesse, et ou l'on sent un froid qui penetre les os. Pour eviter les chaleurs de la vallee de Patia, ou l'on prend, dans une seule nuit, des fievres qui durent trois ou quatre mois, et qui sont connues sous le nom de calcuturas (fievres) de Patia, nous passames au sommet de la Cordilliere, par des precipices affreux, pour aller de Popayan a Almager, et de la a Pasto, situe au pied d'un volcan terrible. L'entree et la sortie de cette petite ville, ou nous passames les fetes de Noel, et ou les habitans nous recurent avec l'hospitalite la plus touchante, est tout ce qu'il y a de plus affreux au monde. Ce sont des forets epaisses, situees entre des marais, les mules y enfoncent a mi-corps; et l'on passe par des ravins si profonds et si etroits, que l'on croit entrer dans les galeries d'une mine. Aussi les chemins sont-ils paves des ossemens des mules qui y ont peri de froid et de fatigue. Toute la province de Pasto, y compris les environs de Guachucal et de Tuqueres, est un plateau gele, presque au dessus du point ou la vegetation peut durer, et entoure de volcans et de soufrieres qui degagent continuellement des tourbillons de fumee. Les malheureux habitans de ces deserts n'ont d'autres alimens que les patatas; et si elles leur manquent, comme l'annee derniere, ils vont dans les montagnes manger le tronc d'un petit arbre nomme achupalla (Pourretia pitcarnia): mais ce meme arbre etant l'aliment des ours des Andes, ceux-ci leur disputent souvent la seule nourriture que leur presentent ces regions elevees. Au nord du volcan de Pasto, j'ai decouvert dans le petit village indien de Voisaco, a treize cent soixante-dix toises au dessus de la mer, un porphyre rouge, a base argileuse, enchassant du feldspath vitreux, et de la corneenne qui a toutes les proprietes de la serpentine du fichtel-gebirge. Ce porphyre a des poles tres-marques, et ne montre aucune force attractive. Apres avoir ete mouilles jour et nuit pendant deux mois, et apres avoir manque de nous noyer pres de la ville d'Ibarra par une crue d'eau tressubite, accompagnee de tremblemens de terre, nous arrivames, le 6 janvier 1802, a Quito, ou le marquis de Selvaalegre avoit eu la bonte de nous preparer une belle maison, qui, apres tant de fatigues, nous offroit toutes les commodites que l'on pourroit desirer a Paris ou a Londres. La ville de Quito est belle, mais le ciel y est triste et nebuleux; les montagnes voisines offrent peu de verdure, et le froid y est tres considerable. Le grand tremblement de terre du 4 fevrier 1797, qui bouleversa toute la province et tua, dans un seul instant, trente-cinq a quarante mille hommes, a aussi ete funeste a cet egard aux habitans. Il a tellement change la temperature de l'air, que le thermometre y est ordinairement a 4--10° de Reaumur; et que rarement il monte a 16 ou 17°, tandis que Bouguer le voyoit constamment a 15 ou 16°. Depuis cette catastrophe, il y a des tremblemens de terre continuels; et quelles secousses! il est probable que toute la partie haute n'est qu'un seul volcan. Ce qu'on nomme les montagnes de Cotopaxi et de Pinchincha ne sont que des petites ceimes, dont les crateres forment des tuyaux differens, tous aboutissant au meme creux. Le tremblement de terre de 1797 n'a malheureusement que trop prouve cette hypothese; car la terre s'est ouverte partout alors, et a vomi du soufre, de l'eau, etc. Malgre ces horreurs et ces dangers dont la nature les a environnes, les habitans de Quito sont gais, vifs et aimables. Leur ville ne respire que la volupte et le luxe, et nulle part peut-etre il ne regne un goaut plus decide et plus general de se divertir. C'est ainsi que l'homme s'accoutume a s'endormir paisiblement sur le bord d'un precipice. Nous avons fait un sejour de pres de huit mois dans la province de Quito, depuis le commencement de janvier jusqu'au mois d'aoaut. Nous avons employe ce temps a visiter chacun des volcans qui s'y trouvent; nous avons examine, l'une apres l'autre, les cimes du Pichincha, Cotopoxi, Antisana et Ilinica, en passant quinze jours a trois semaines aupres de chacune d'elles, et en revenant dans les intervalles toujours a la ville de Quito, dont nous sommes partis le 9 juin 1802, pour nous rendre aux environs du Chimboraco, qui est situe dans la partie meridionale de la province. Je suis parvenu deux fois, le 26 et le 28 de mai 1802, au bord du cratere du Pichincha, montagne qui domine la ville de Quito. Jusqu'ici personne, que l'on sache, si ce n'est la Condamine, ne l'avoit jamais vu; et la Condamine lui-meme n'y etoit arrive qu'apres cinq ou six jours de recherches inutiles et sans instrumens, et n'y avoit pu rester que douze a quinze minutes, a cause du froid excessif qu'il y faisoit. J'ai reussi a y porter mes instrumens; j'ai pris les mesures qu'il etoit interessant de connoeitre, et j'ai recueilli de l'air pour en faire l'analyse. Je fis mon premier voyage seul avec un Indien. Comme la Condamine s'etoit approche du cratere par la partie basse de son bord, couverte de neige, c'est la qu'en suivant ses traces, je fis ma premiere tentative. Mais nous manquames perir. L'Indien tomba jusqu'a la poitrine dans une crevasse, et nous veimes avec horreur que nous avions marche sur un pont de neige glacee; car a quelques pas de nous il y avoit des trous par lesquels le jour donnoit. Nous nous trouvions donc, sans le savoir, sur des voautes qui tiennent au cratere meme. Effraye, mais non pas decourage, je changeai de projet. De l'enceinte du cratere sortent, en s'elancant pour ainsi dire sur l'abeime, trois pics, trois rochers qui ne sont pas couverts de neige, parce que les vapeurs qu'exhale la bouche du volcan les y fondent sans cesse. Je montai sur un de ces rochers, et je trouvai a son sommet une pierre qui, etant soutenue par un cote seulement, et minee par dessous, s'avancoit en forme de balcon sur le precipice. C'est la que je m'etablis pour faire mes experiences. Mais cette pierre n'a qu'environ douze pieds de longueur, sur six de largeur, et est fortement agitee par des secousses frequentes de tremblemens de terre, dont nous comptames dix-huit en moins de trente minutes. Pour mieux examiner le fond du cratere, nous nous couchames sur le ventre, et je ne crois pas que l'imagination puisse se figurer quelque chose de plus triste; de plus lugubre et de plus effrayant que ce que nous veimes alors. La bouche du volcan forme un trou circulaire de pres d'une lieue de circonference, dont les bords, tailles a pic, sont couverts de neige par en haut; l'interieur est d'un noir fonce: mais le gouffre est si immense, que l'on distingue la ceime de plusieurs montagnes qui y sont placees. Leur sommet sembloit etre a trois cents toises au-dessous de nous: jugez donc ou doit se trouver leur base. Je ne doute point que le fond du cratere ne soit de niveau avec la ville de Quito. La Condamine avoit trouve ce cratere eteint et couvert meme de neige; mais c'est une triste nouvelle que nous avons du porter aux habitans de Quito, que le volcan qui leur est voisin, est embrase actuellement. Des signes evidens nous en convainquirent cependant a n'en pouvoir douter. Les vapeurs de soufre nous suffoquoient presque, lorsque nous nous approchions de la bouche; nous voyions meme se promener ca et la des flammes bleuatres; et de deux a trois minutes nous sentions de fortes secousses de tremblemens de terre, dont les bords du cratere sont agites, et dont on ne s'apercoit plus a cent toises de la. Je suppose que la grande catastrophe du 7 fevrier 1797 a aussi allume les feux du Pichincha. Apres avoir visite cette montagne seul, j'y retournai deux jours apres, accompagne de mon ami Bonpland et de Charles de Montufar, fils du marquis de Selvaalegre. Nous etions munis de plus d'instrumens encore que la premiere fois, et nous mesurames le diametre du cratere et la hauteur de la montagne. Nous trouvames a l'un 754 toises , et a l'autre 2477. Dans l'intervalle de deux jours qu'il y eut entre nos deux courses au Pichincha, nous eaumes un tremblement de terre tres-fort a Quito. Les Indiens l'attribuerent a des poudres que je devois avoir jetees dans le volcan. Le cratere du Vesuve n'a que 312 toises de diametre. A notre voyage au volcan d'Antisana, le temps nous favorisa si bien, que nous montames jusqu'a la hauteur de 2773 toises. Le barometre baissa, dans cette region elevee, jusqu'a 14 pouces 7 lignes, et le peu de densite de l'air nous fit jeter le sang par les levres, les gencives et les yeux meme; nous sentions une foiblesse extreme, et un de ceux qui nous accompagnoit dans cette course s'evanouit. Aussi avoit-on cru impossible jusqu'ici de s'elever plus haut que jusqu'a la cime nommee le Corazon, a laquelle la Condamine etoit parvenu, qui est de 2470 toises. L'analyse de l'air rapporte du point le plus eleve de notre course, nous donna 0,008 d'acide carbonique sur 0,218 de gaz oxygene. Nous visitames egalement le volcan de Cotopoxi, mais il nous fut impossible de parvenir a la bouche du cratere. Il est faux que cette montagne ait baisse a l'epoque du tremblement de terre de 1797. Le 9 juin 1802, nous parteimes de Quito pour nous rendre dans la partie meridionale de la province, ou nous voulions examiner et mesurer le Chimboraco et le Tunguragua, et lever le plan de tous les pays bouleverses par la grande catastrophe de 1797. Nous avons reussi a nous approcher jusqu'a environ 250 toises pres de la cime de l'immense colosse du Chimboraco. Une trainee de roches volcaniques, depourvue de neiges, nous facilita la montee: nous montames jusqu'a la hauteur de 3031 toises, et nous nous sentions incommodes de la meme maniere que sur le sommet de l'Antisana. Il nous restoit meme encore deux ou trois jours apres notre retour dans la plaine, un malaise que nous ne pouvions attribuer qu'a l'effet de l'air dans ces regions elevees, dont l'analyse nous donna 20 centiemes d'oxygene. Les Indiens qui nous accompagnoient nous avoient deja quittes avant d'arriver a cette hauteur, disant que nous avions intention de les tuer. Nous restames donc seuls, Bonpland, Charles Montufar, moi, et un de mes domestiques qui portoit une partie de mes instrumens; nous aurions poursuivi malgre cela notre chemin jusqu'a la cime, si une crevasse trop profonde pour la franchir ne nous en eaut empeches: aussi feimes-nous bien de descendre. Il tomba tant de neige a notre retour, que nous eaumes de la peine a nous reconnoitre. Peu garantis contre le froid percant de ces regions elevees, nous souffrions horriblement; et moi, en mon particulier, j'eus le desagrement d'avoir un pied ulcere d'une chaute que j'avois faite peu de jours auparavant; ce qui m'incommoda horriblement dans un chemin ou a chaque instant on heurtoit contre une pierre aigue, et ou il falloit calculer chaque pas. La Condamine a trouve la hauteur du Chimboraco de pres de 3217 toises. La mesure trigonometrique que j'en ai faite, a deux differentes reprises, m'a donne 3267, et j'ai lieu de mettre quelque confiance dans mes operations. Tout cet enorme colosse (ainsi que toutes les hautes montagnes des Andes) n'est pas de granit, mais de porphyre, depuis le pied jusqu'a la cime, et le porphyre y a 1900 toises d'epaisseur. Le peu de sejour que nous feimes a l'enorme hauteur a laquelle nous nous etions eleves, fut des plus tristes et des plus lugubres; nous etions enveloppes d'une brume qui ne nous laissoit entrevoir de temps en temps que les abeimes affreux qui nous entouroient. Aucun etre anime, pas meme le condor, qui sur l'Antisana planoit continuellement sur nos tetes, ne vivifioit les airs. De petites mousses etoient les seuls etres organises qui nous rappeloient que nous tenions encore a la terre habitee. Il est presque vraisemblable que le Chimboraco est comme le Pichincha et l'Antisana, de nature volcanique. La trainee sur laquelle nous y montames, est composee d'une roche braulee et scorifiee, melee de pierre ponce: elle ressemble a tous les courans de laves de ce pays-ci, et continue au-dela du point ou il fallut mettre un terme a mes recherches, vers la cime de la montagne. Il est possible que cette cime soit le cratere d'un volcan eteint, et cela est meme probable; cependant l'idee de cette seule possibilite fait fremir avec raison: car, si ce volcan se rallumoit, ce colosse detruiroit toute la province. La montagne de Tunguragua a baisse a l'epoque du tremblement de terre de 1797. Bouguer lui donne 2620 toises; je ne lui en ai trouve que 2531: elle a donc perdu pres de 100 toises de sa hauteur. Aussi les habitans des contrees voisines assurent-ils avoir vu s'ecrouler son sommet devant leurs yeux. Pendant notre sejour a Riobamba, ou nous passames quelques semaines chez le frere de Charles Montufar, qui y est corregidor, le hasard nous fit faire une decouverte tres-curieuse. On ignore absolument l'etat de la province de Quito avant la conquete de l'Inca Tupayupangi . Mais le roi des Indiens, Leandro Zapla, qui vit a Lican, et qui, pour un Indien, a l'esprit singulierement cultive, conserve des manuscrits rediges par un de ses ancetres au seizieme siecle, qui contiennent l'histoire de cette epoque. Ces manuscrits sont ecrits en langue Purugay. Cette langue etait autrefois la langue generale du Quito; mais dans la suite des temps elle a cede a la langue de l'Inca ou Anichua , et elle est perdue maintenant. Heureusement qu'un autre des aieux de Zapla s'est amuse a traduire ces memoires en espagnol. Nous y avons puise de precieux renseignemens, sur-tout sur la memorable epoque de l'eruption de la montagne nommee Nevado del Attas, qui doit avoir ete la plus haute montagne de l'univers, plus elevee que le Chimboraco, et que les Indiens nommoient Capa-urcu, chef des montagnes. Ouainia Abomatha, le dernier cochocando (roi), independant du pays, regnoit alors a Lican. Les pretres l'avertirent que cette catastrophe etoit le presage sinistre de sa perte. "La face de l'univers, lui dirent-ils, se change: d'autres dieux chasseront les notres. Ne resistons pas a ce que le destin ordonne." En effet, les Peruviens introduisirent le culte du Soleil dans le pays. L'eruption du volcan dura sept ans, et le manuscrit de Zapla pretend que la pluie de cendres a Lican etoit si abondante, que pendant sept ans il y fit une nuit perpetuelle. Quand on envisage la quantite de matieres volcaniques qui se trouvent dans la plaine de Tapia, autour de l'enorme montagne ecroulee alors, et que l'on pense que le Cotopoxi a souvent enveloppe Quito dans des tenebres de quinze a dix-huit heures, on peut croire au moins que l'exageration n'est pas de beaucoup trop forte. Ce manuscrit, les traditions que j'ai recueillies a la Parime, et les hieroglyphes que j'ai vus dans le desert du Casiquiare, ou aujourd'hui il ne reste guere de vestiges d'hommes; tout cela joint aux notions donnees par Clavijero sur l'emigration des Mexicains vers le midi de l'Amerique, m'a fait naeitre des idees sur l'origine de ces peuples, que je me propose de developper des que j'en aurai le loisir. La conquete de Quito par les Peruviens se fit en 1470. Je me suis beaucoup occupe aussi de l'etude des langues americaines, et j'ai vu combien ce que la Condamine dit de leur pauvrete est faux. La langue Caribe est a la fois riche, belle, energique et polie: elle ne manque point d'expressions pour les idees abstraites; on y parle de posterite, d'eternite, d'existence, etc.; et les signes numeriques suffisent pour designer toutes les combinaisons possibles des chiffres. Je m'applique sur-tout a la langue Inca; on la parle communement ici dans la societe, et elle est si riche en tournures fines et variees, que les jeunes gens, pour dire des douceurs aux femmes, commencent a parler Inca, quand ils ont epuise les ressources du Castillan. Ces deux langues, et quelques autres egalement riches, suffiroient seules pour prouver que l'Amerique a possede autrefois une plus grande culture que celle que les Espagnols y trouverent en 1492. Mais j'en ai recueilli bien d'autres preuves encore, non-seulement au Mexique et au Perou, mais meme a la cour du roi de Bogota (pays dont on ignore absolument l'histoire en Europe, et dont meme la mythologie et les traditions fabuleuses sont tres-interessantes). Les pretres savoient tirer une meridienne et observer le moment du solstice; ils reduisoient l'annee lunaire a une annee solaire par intercallations; et je possede moimeme une pierre heptagone, trouvee pres de Santa- Fe, qui leur servoit pour calculer ces jours intercalaires. Mais ce qui plus est, meme a l'Erevato, dans l'interieur de la Parime, les sauvages croient que la lune est habitee par des hommes, et savent par les traditions de leurs ancetres que sa lumiere vient du soleil. De Rio-Bamba, je dirigeai ma course par le fameux Paramo de l'Assuay vers Cuenca; mais je visitai auparavant les grandes mines de soufre de Tirrau. C'est a cette montagne de soufre que les Indiens revoltes en 1797, apres le tremblement de terre, voulurent mettre le feu. C'etoit sans doute le projet le plus desespere qui eaut ete jamais concu; car ils esperoient former par ce moyen un volcan qui engloutiroit toute la province d'Alaussy. Au haut du Paramo de l'Assuay, a une elevation de 2300 toises, sont les ruines du magnifique chemin de l'Inca. Il conduisoit presque jusqu'au Cuzco, etoit entierement construit de pierres de taille, et tres-bien alligne; il ressembloit aux plus beaux chemins romains. Dans les memes environs se trouvent aussi les ruines du palais de l'Inca Tupayupangi, dont la Condamine a donne la description dans les Memoires de l'Academie de Berlin. Dans la carriere qui en a fourni les pierres, on en voit encore plusieurs a demi-travaillees. Je ne sais si la Condamine a aussi parle du soidisant billard de l'Inca. Les Indiens nomment cet endroit, en langue quichua, Inca-Chungana, le jeu de l'Inca: je doute cependant qu'il ait eu cette destination. C'est un canape taille dans le roc, avec des ornemens en forme d'arabesques, dans lesquelles on croit que couroit la boule. Il n'y a rien de plus elegant dans nos jardins anglais, et tout y prouve le bon goaut de l'Inca; car le siege est place de maniere a y jouir d'une vue delicieuse. Non loin de la, dans un bois, on trouve une tache ronde, de fer jaune, dans du gres. Les Peruviens l'ont ornee de figures, croyant que c'etoit l'image du soleil. J'en ai pris le dessin. Nous ne sommes restes que dix jours a Cuenca, et de la nous nous sommes rendus a Lima par la province de Jaen, ou, dans le voisinage de la riviere des Amazones, nous avons passe un mois. Nous sommes arrives a Lima le 23 octobre 1802. Je compte aller, d'ici au mois de decembre, a Acapulco , et de la au Mexique, pour me rendre, au mois de mai 1803, a la Havane. C'est la que, sans perdre de temps, je m'embarquerai pour l'Espagne. J'ai abandonne, comme vous voyez, l'idee de retourner par les Philippines. J'aurais fait une immense traversee de mer sans voir autre chose que Manille et le Cap; ou si j'avois voulu faire une tournee aux Indes orientales, j'aurois manque des facilites necessaires pour ce voyage, qu'il etoit impossible de me procurer ici. Nous avons eu quarante a cinquante jeunes crocodiles, sur la respiration desquels j'ai fait des experiences tres-curieuses. Au lieu que d'autres animaux diminuent le volume de l'air dans lequel ils vivent, le crocodile l'augmente. Un crocodile mis dans mille parties d'air atmospherique, qui en contiennent deux cent soixante-quatorze de gaz oxygene, quinze d'acide carbonique et sept cent onze d'azote, augmente en une heure quarante-trois minutes cette masse de cent vingt-quatre parties; et ces onze cent vingt-quatre parties contiennent alors (comme je l'ai vu par une analyse exacte) 106,8 d'oxygene, 79 d'acide carbonique, et 938,2 de gaz azote, mele d'autres substances gazeuses inconnues. Le crocodile produit donc, en une heure trois quarts, 64 parties d'acide carbonique; il absorbe 167,2 d'oxygene: mais comme 46 parties se retrouvent dans 64 parties d'acide carbonique, il ne s'approprie que 121 partie d'oxygene; ce qui est trespeu, vu la couleur de son sang. Il produit 227 parties d'azote, ou autres substances gazeuses, sur lesquelles les bases acidifiables n'exercent point d'action. J'ai fait ces experiences dans la ville de Munpox, avec de l'eau de chaux et du gaz nitreux tres-soigneusement prepare. Le crocodile est si sensible au gaz acide carbonique, et a ses propres exhalaisons, qu'il meurt quand on le met dans de l'air corrompu par un de ses camarades. Cependant il peut vivre deux ou trois heures sans respirer du tout. J'ai fait ces experiences avec des crocodiles de 7 a 8 pouces de long. Malgre cette petitesse, ils sont capables de couper le doigt (avec leurs dents), et ils ont le courage d'attaquer un chien. Ces experiences sont tres-penibles a faire, et demandent beaucoup de circonspection. Nous portons des descriptions tresdetaillees du caiman ou crocodile de l'Amerique meridionale; mais les descriptions de celui de l'Egypte, qu'on avait a mon depart d'Europe, n'etant pas egalement circonstanciees, je n'ose decider si c'est la meme espece. A present, certainement l'Institut d'Egypte en aura fait qui leveront tout doute a cet egard. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il y a trois differentes especes de crocodiles sous les tropiques du nouveau continent, et que le peuple y distingue sous le nom de bava, caiman et crocodile. Aucun naturaliste n'a encore distingue suffisamment ces especes, et cependant ces monstres sont les vrais poissons de ces climats, tantot (comme a la Nouvelle-Barcelone) d'un si bon naturel qu'on se baigne a leur vue, tantot (comme a la Nouvelle-Guianne) si mechans et si cruels que, dans le temps que nous y faumes, ils devorerent un Indien au milieu de la rue, au quai. A Uritucu , nous avons vu une fille indienne de dix-huit ans, qu'un crocodile tenoit par le bras; elle eut le courage de chercher de l'autre main son couteau dans sa poche, et d'en donner tant de coups dans les yeux du monstre, qu'il la lacha en lui coupant le bras pres de l'epaule. La presence d'esprit de cette fille fut tout aussi etonnante que l'adresse des Indiens pour guerir heureusement une plaie aussi dangereuse: on eaut dit que le bras avoit ete ampute et traite a Paris. Pres de Santa-Fe se trouvent dans le Campo de Gigante, a 1370 toises de hauteur, une immensite d'os fossiles d'elephans, tant de l'espece d'Afrique, que des carnivores qu'on a decouverts a l'Ohio. Nous y avons fait creuser, et nous en avons envoye des exemplaires a l'Institut national. Je doute qu'on ait trouve jusqu'ici ces os a une si grande hauteur: depuis, j'en ai recu deux d'un endroit des Andes situe vers le 2° de latitude du Quito et du Chili, de maniere que je puis prouver l'existence et la destruction de ces elephans gigantesques depuis l'Ohio jusques aux Patagons. Je rapporte une belle collection de ces os fossiles pour M. Cuvier. On a decouvert, il y a quinze ans, dans la vallee de la Madeleine, un squelette entier de crocodile, petrifie dans une roche calcaire; l'ignorance l'a fait briser, et il m'a ete impossible de m'en procurer la tete, qui existoit encore il y a peu de temps.