Extrait d'une lettre ecrite de l'Amerique meridionale par M. de Humboldt , naturaliste prussien, de l'academie royale de Berlin. Ce savant est deja connu par plusieurs ouvrages de chymie & de mineralogie. Il a ecrit aussi sur le galvanisme. Apres avoir visite une partie de l'Europe, il est parti pour l'Amerique en juin 1799, dans la seule vue d'observer la nature & les hommes. Sa lettre est adressee a son frere, homme de beaucoup d'esprit, fort instruit, qui voyage aussi pour etendre ses connaissances, & recueillir des observations utiles. Il reside en ce moment a Paris. Je ne saurois assez vous repeter combien je me trouve heureux dans cette partie du monde, ou je suis deja si bien acclimate qu'il me paroeit que je n'ai jamais habite l'Europe. Il n'y a peut-etre pas d'endroit dans l'Univers ou l'on puisse vivre plus agreablement & plus tranquillement que dans les colonies espagnoles que je parcours depuis quinze mois. Le climat y est tres-sain, la chaleur ne commence a etre forte qu'a neuf heures du matin, & ne dure que jusque vers les sept heures du soir; les nuits & les matinees y sont plus fraeiches qu'en Europe. La nature y est riche, variee, grande & majestueuse au-dessus de toute expression. Les habitans sont doux, bons & affables, insoucians & ignorans a la verite, mais simples & sans pretentions. Nulle situation ne sauroit etre plus favorable au travail & a l'etude que celle ou je me trouve; les distractions, que cause la societe dans les pays cultives, ne m'en detournent point ici, & la nature m'offre sans cesse des objets nouveaux & interessans. La seule chose qu'on puisse regretter dans cette solitude, c'est de ne pas se trouver en contact avec les progres que font les lumieres & les sciences en Europe, & d'etre prive des avantages qui naissent de la communication des idees. Mais si c'est la un motif pour ne pas desirer d'y rester toute sa vie, on peut y passer certainement deux ou trois ans d'une maniere delicieuse. L'etude des diverses races d'hommes qui se trouvent melees ici, des Indiens, & sur-tout des Sauvages, suffit seule pour occuper l'observateur. Parmi ceux des habitans qui tirent leur origine de l'Europe, j'aime sur-tout a m'entretenir avec les colons qui habitent les campagnes. Ils ont conserve toute la simplicite des moeurs espagnoles du quinzieme siecle, & l'on rencontre souvent en eux des sentimens d'humanite & des maximes d'une vraie philosophie, que l'on cherche quelquefois en vain parmi les nations que nous nommons cultivees. C'est pourquoi je m'arracherai difficilement a ce pays, pour passer dans des colonies plus riches & plus peuplees. On y trouve, a la verite, plus de ressources pour l'instruction; mais on y rencontre aussi plus souvent de ces hommes qui, tout en debitant des maximes de philosophie, en dementent les premiers principes par leurs actions; qui, leur Raynal a la main, maltraeitent leurs esclaves; & en parlant avec enthousiasme de la grande cause de la liberte, vendent les enfans de leurs negres deux ou trois mois apres leur naissance. Quel desert, en effet, ne seroit point preferable a un commerce avec des philosophes de cette espece! J'ai penetre par terre depuis les cotes de Porto-Cabello & le grand lac de Valence par les Lianes & l'Apuree jusqu'aux sources de l'Orenoque & jusqu'a la riviere Niu, sous l'equateur; j'ai parcouru le vaste pays entre l'Orenoque & la riviere des Amazonnes ou le Popayan & la Guyane; pays dans lequel les Europeens ne sont entres que depuis 1753, & dans lequel il n'y a encore audela des Cataractes que 1800 blancs a-peu-pres, rassembles dans des especes de villages. J'ai passe deux fois les Cataractes, & je suis revenu de Saint-Charles sur la riviere Noire a la Guyane, par la force des courans, en vingt-cinq jours, sans compter les jours de relache, & en faisant cinq cents lieues. J'ai fixe la latitude & la longitude de plus de cinquante endroits; j'ai observe beaucoup d'immersions & d'emersions de satellites, & je donnerai une carte detaillee de ce vaste pays habite par plus de deux cents peuplades indiennes dont la plupart n'ont jamais vu un homme blanc, & qui ont des idiomes & des formes tres-differentes. J'ai resiste heureusement aux fatigues de ce penible voyage de 1300 lieues, ou, pendant quatre mois nous avons eu cruellement a souffrir des pluies, des formidables Mosquites, des fourmis & sur-tout de la faim. Nous avons toujours couche dans les bois; des bananes, du manioc, de l'eau & quelquefois du riz ont ete toute notre nourriture. Mon ami Bonpland a ete plus affecte que moi des suites de cette course. Il eut, a notre arrivee a la Guyane, des vomissemens & une fievre qui me firent craindre pour lui, ce qui provenoit vraisemblablement du mauvais effet des alimens auxquels nous n'etions pas accoutumes de puis si long-tems. Voyant qu'il ne guerissoit point a la ville, je le transportai a la campagne d'un de mes amis D. Felix Ferreras, qui est situee a quatre lieues des bords de l'Orenoque, dans une vallee elevee & passablement froide. Dans ce climat du tropique, il n'y a pas de remede plus prompt que le changement d'air: aussi mon ami y retablit-il sa sante en peu de jours. Je ne saurois vous exprimer les inquietudes que j'ai eues pendant sa maladie: jamais je n'aurois retrouve un ami plus fidele, plus actif & plus courageux. Dans ce voyage, ou souvent, tant parmi les Indiens que dans des deserts remplis de crocodiles, de boas & de tigres, nous etions entoures de dangers, il a donne des preuves etonnantes de courage & de resignation. Jamais sur-tout je n'oublierai l'attachement genereux qu'il m'a temoigne dans une tempete que nous eprouvames au milieu de l'Orenoque, le 6 avril 1800. Notre pirogue etoit deja aux deux tiers remplie d'eau, & les Indiens qui etoient avec nous commencaient a se jetter a l'eau pour gagner le rivage a la nage. Mon genereux ami m'invita a imiter leur exemple, & m'offrit de me sauver en nageant. Naturaliste francais, ne a la Rochelle. Le sort ne voulut point que nous perissions dans cet endroit desert, ou, a dix lieues a la ronde, personne n'eaut pu decouvrir meme les traces de notre perte. Mais notre situation etoit vraiment effrayante, le rivage etoit eloigne de plus de trois quarts de lieues de nous, & un grand nombre de crocodiles se montroient a mi-corps sur l'eau. Echappes meme a la fureur des vagues & a la voracite des crocodiles, arrives au rivage, nous aurions peri de faim ou nous aurions ete devores par les tigres, car les bois en cet endroit sont si touffus, si entrelaces de lianes, qu'il est absolument impossible d'y avancer. Une hache a la main, l'homme le plus robuste n'y feroit pas une lieue en vingt jours. La riviere meme est si peu frequentee, qu'a peine en deux mois y passe-t-il un canot d'Indiens. A l'instant le plus critique, un coup de vent gonfla la voile de notre nacelle, & nous releva d'une maniere presque incomprehensible. Nous ne perdeimes que quelques livres & des vivres. Quel sentiment doux nous eprouvames, lorsque la nuit, descendus a terre & assis sur le sable, nous soupames ensemble sans qu'aucun nous manquat. La nuit etoit obscure & la lune ne penetroit que momentanement a travers des nuages epais chasses par le vent. Le moine qui nous accompagnoit adressa des prieres a Saint-Francois & a la Vierge. Tout le monde etoit pensif, attendri, occupe de l'avenir. Nous etions encore au nord des grandes Cataractes que nous devions passer en deux jours; nous avions plus de 700 lieues a faire dans cette pirogue qui, comme l'experience nous l'avoit prouve, pouvoit chavirer si facilement. Ces inquietudes cependant ne durerent que cette nuit. La journee suivante fut belle, & le calme qui regna dans la nature rentra dans nos ames. Nous rencontrames le lendemain une famille de Caraibes qui venoient des bouches de l'Orenoque pour chercher des oeufs de tortue & qui firent ce terrible voyage de 200 lieues, plus par amusement & entraeines par la passion de la peche, que par besoin. Cette societe acheva de nous faire oublier nos desastres. Apres un mois de sejour a la Guyane, nous preimes le chemin des Lianes pour aller a Barcelonne ou Cumanagota. Nous avions deja traverse ce meme pays au mois de janvier dernier. Alors nous y avions cruellement souffert par la poussiere & le manque d'eau; nous avions ete obliges quelquefois de faire des detours de trois a quatre lieues pour trouver un eau croupissante. Cette fois, c'etoit la saison des pluies & nous avions de la peine a avancer dans des plaines entierement submergees. Ce pays ressemble dans cette saison a la Basse- Egypte, &c.