LETTRE De M. Alex. Humboldt, physicien, actuellement voyageant dans l’Amérique méridionale; au cit. Fourcroy; Sur plusieurs objets d’histoire naturelle et de chimie; Datée de la Guayra, le 5 pluviôse an 8. Citoyen, La fièvre jaune qui désole ce port de l’Amérique méridionale, nous force d’y faire un séjour si court, que je saisis en hâte l’occasion de vous faire parvenir ces lignes, et de vous répéter, du fond de la zone torride, combien je m’occupe de vous et de vos illustres collègues, parmi lesquels j’ai joui d’un accueil aussi flatteur pendant mon dernier séjour à Paris. Depuis notre départ de Sainte- Croix de Ténériffe (où j’ai descendu dans le cratère du volcan, l’air atmosphérique y étant à 0°8 de R. et à 0.19 d’oxigène), je vous ai écrit deux fois; j’ai envoyé aux cit. Delambre et Lalande, un extrait de mes travaux astronomiques, des longitudes intéressantes, l’observation de l’éclipse du soleil du 6 brumaire, des immersions de satellites, des recherches sur l’intensité de la lumière des étoiles australes (mesurée par le moyen des diaphragmes). J’ai adressé à l’Institut un mémoire chimique sur la phosphorescence de la mer; sur un gaz particulier que donne le fruit de la coffea arabica , en l’exposant au soleil; sur un feldspath blanc de neige, qui humecté absorbe tout l’oxigène de l’atmosphère; sur le lait du cecropia peltata et de l’euphorbia curassavica (expériences qui font suite à votre excellent mémoire sur le caoutchouc , et à celui de notre ami Chaptal); sur l’air qui circule dans les végétaux .... La piraterie qui règne sur mer, et qui désole les côtes de ces belles contrées, me fait craindre qu’une partie de ces lettres ne sera point arrivée en France, quoique j’aie choisi tantôt la voie de la Guadeloupe, tantôt celle de l’Espagne. Je donne ces lignes à un bâtiment américain, qui part dans 2 jours pour Boston, et quoiqu’elles ne puisent vous parvenir que par Hambourg, elles en seront peut-être moins exposées. On a coutume ici de copier 4 à 5 fois la même lettre. Mais où prendre le tems, mon digne ami, lorsqu’on a tant de choses à observer, à rédiger, à calculer? La cerise du café fraîche (après 36 heures) dégage un carbure d’hidrogène oxidé et gazeux, qui, absorbé par l’eau, lui donne un goût d’alcool. Je me borne donc à vous dire de nouveau, que je jouis continuellement de la meilleure santé du monde, que je suis comblé de bontés par les habitans de ces contrées; que les permissions et recommandations du gouvernement espagnol me procurent toute facilité imaginable pour faire des recherches utiles aux sciences; qu’aucun de mes instrumens, même les plus délicats (tels que les baromètres, thermomètres, hygromètres, boussoles d’inclinaison de Borda) ne se sont dérangés, et qu’au fond des missions des Indiens Chaymas, dans les montagnes du Toumiriquiri, j’ai eu mon laboratoire monté comme si je me trouvois rue du Colombier, hôtel Boston. Mon compagnon de voyage, le cit. Bonpland, élève du jardin des plantes, me devient de jour en jour plus précieux. Il joint des connoissances très-solides en botanique et en anatomie comparée, à un zèle infatigable. J’espère un jour rendre en lui à sa patrie un savant qui sera digne de fixer l’attention publique. Jamais étranger n’a joui des permissions que le roi d’Espagne a daigné m’accorder. C’est déjà cette idée seule qui pouvoit nous exciter à redoubler notre activité. Dans les 7 mois que nous sommes dans ce beau continent, nous avons séché (avec les doubles) près de 4000 plantes, rédigé plus de 800 descriptions d’espèces nouvelles ou peu connues (nous avons sur-tout de nouveaux genres de palmes, des cryptogames, des befaria, des melastoma nouveaux), des insectes, des coquilles, beaucoup de dessins sur l’anatomie des vers marins, beaucoup d’observations sur le magnétisme, l’électricité, l’humidité, la température, la quantité d’oxigène de l’atmosphère, la mesure de toute la haute chaîne des montagnes qui s’étend jusqu’à la côte de Paria, dont nous avons examiné les volcans (volcans qui vomissent de l’air inflammable allumé, du soufre et de l’eau hidro-sulfureuse). Nous avons ramassé beaucoup de graines que nous ferons partir dans 3 décades d’ici pour l’Europe, en les adressant au jardin des plantes. Nous avons passé 5 mois dans l’intérieur de la Nouvelle Andalousie, et sur les côtes du Paria, où nous avons essuyé des tremblemens de terre trèsforts au mois de brumaire. Une partie de ces contrées est encore habitée par des Indiens sauvages, et d’autres ne sont cultivées que depuis 5-6 ans. Comment vous peindre la majesté de cette végétation, ces bois de Ceiba, de Hura, de Hymenea, où l’on ne sent jamais les rayons du soleil; la variété des animaux, le superbe plumage des oiseaux, les singes, les tigres, l’aspect hideux des crocodiles (caimans) dont fourmillent les rivières, et qui ont plus de 30 pieds de long? .... De Cumana nous avons passé à Caraccas, où nous avons resté frimaire et nivôse, capitale charmante, située dans une vallée qui a 426 toises de hauteur, et jouissant à 10°31 de lat. du frais (on peut dire du froid) de Paris. C’est de-là que nous avons gravi à la cîme de la fameuse Silla de Caraccas, ou Sierra de Avila, où, à 1316 toises de hauteur, nous avons découvert de beaux cristaux de titanium. En outre de ces prismes de titanium, j’ai trouvé des dendrites (semblables à ceux du manganèse), qui sont de l’oxide de titanium. Nous allons d’ici par Varina, et les montagnes couvertes de neiges de Merida, aux cascades du Rio Nigro, et au monde inconnu de l’Oronoco, pour revenir par la Guiane à Cumana, d’où nous partirons pour la Havane et le Mexique. Vous voyez, mon digne ami, que nous ne manquons pas de courage au moins. Puissent mes foibles efforts être utiles aux sciences que nous aimons, et que vous et les Vauquelin, les Guyton, les Chaptal, les Berthollet, ornez de tant de découvertes nouvelles! Je me flatte que vous tous ensemble ne m’avez pas tout-à-fait oublié, et cet espoir me console de mes peines. Au cas que l’Institut n’ait point encore reçu ce que je lui ai adressé, faites-moi l’amitié de me rappeler à la mémoire de cette illustre société; saluez sur-tout bien amicalement, en outre des Vauquelin, des Chaptal et Guyton, les cit. Jussieu, Desfontaines, Cuvier, Adet, Delambre, mes amis Tassaert, Thenard, Robiquet ... Le cit. Sieyes a eu beaucoup d’amitié pour mon frère et pour moi; il a voulu que je lui écrivisse, comptant partir pour l’Egypte. Je lui ai adressé récemment une lettre. Oserois-je vous prier qu’au cas que vous ne voyiez pas vousmême ce Directeur, vous lui fissiez savoir par un de ses amis, que je vis, que je travaille un peu, et que si un jour le projet du voyage autour du globe renaît, je suis également déterminé à offrir de foibles lumières réunies à une volonté énergique. Nous aurons soin d’adresser les graines que nous avons ramassées pour le jardin des plantes de Paris, au Musée, et à sir Joseph Bancks, tel qu’il a été convenu avec le cit. Jussieu. Ce n’est que depuis quelques jours que nous apprenons ici que Bonaparte, Berthollet et Monge sont retournés en France; que l’armée d’Orient reste toujours victorieuse .... Jugez quelle joie nous ont causé ces nouvelles. Occupé pendant quatre mois de me rendre en Egypte, je m’intéresse encore infiniment à cette conquête. Nous allons aux Philippines depuis Acapulca. Si la paix se faisoit enfin; si nous pouvions retourner par Bassora, Jaffa, Marseille .... Voilà des rêves, mais ils sont si doux .... Je suis trèsattaché à la maison Berthollet. La citoyenne B. à Paris, le fils à Montpellier (Il y a juste un an que j’y passai un tems délicieux chez notre ami Chaptal), ont eu beaucoup de bontés pour moi. Que ne puis-je voir le père! Que je plains le sort de notre malheureux Dolomieu, prisonnier en Sicile! S’il revient au sein de ses collègues, dites-lui mille choses de ma part, et communiquez-lui le fait suivant: il y a plus de trois ans que je lui ai annoncé, et au cit. Lametherie, que, dans les montagnes primitives de l’ltalie, de la France, Suisse, Allemagne, Pologne (j’ajoute à présent), l’Espagne, il existe un parallélisme de direction entre les couches des granites feuilletés, ardoises, schistes micacés, cornéennes schisteuses; ... que ces couches sont inclinées (tombent) au nord-ouest, et que leur direction fait avec l’axe du globe un angle de 45-57°; que cette inclinaison et direction ne dépendent aucunement de la direction ou forme des montagnes; qu’elle n’est affectée aucunement par les vallées, mais qu’elle annonce une cause infiniment plus grande et plus générale; qu’elle se rapporte à un phénomène d’attraction qui a agi lors de la consolidation du globe. Ayant voyagé dans la plus grande partie de l’Europe à pied, et avec des sextants et boussoles, j’ai une collection d’observations très-étendue à ce sujet. Mon manuscrit sur la direction et l’identité des couches, ou sur la construction du globe, est entre les mains de mon frère. J’y ai travaillé depuis 1791, mais il ne doit paroître que lorsque j’aurai plus vu de terrain. A mon plus grand étonnement, j’ai observé dans la Cordillère du Paria, de la Nouvelle Andalousie, Nouvelle Barcelone et Venezuela, que, dans le nouveau monde, près de l’équateur, les couches suivent les mêmes lois, le même parallélisme. Vous vous souvenez des dernières belles observations du cit. Coulomb sur l’air qui sort avec explosion des troncs d’arbres lorsqu’on les perce. J’ai fait ici des expériences sur le clusea rosea, dans lequel (c’est dans l’intérieur des vaisseaux pneumato-chimifères de Hedwig, vasa cochleata de Malpighi), circule une immense quantité d’air. Cet air contient jusqu’à [Formel] d’oxigène. Les feuilles du même arbre, exposées au soleil sous l’eau, ne donnent pas un millimètre cube d’air. Cet air qui circule sert certainement (comme dans le corps animal), pour coaguler, par l’absorption d’oxigène, la partie fibreuse. Le clusea est une plante laiteuse, et il s’y forme un gluten élastique. Quoique la pureté de l’air atmosphérique monte ici, principalement la nuit, au-delà de 0.305 d’oxigène, j’ai trouvé que l’air contenu dans les siliques et capsules des plantes équinoxiales, par exemple, des paullinia, est plus azoté que notre air atmosphérique. Il ne monte guère au dessus de 0.24 à 0.25 d’oxigène. L’air dans les culmi geniculati n’a ici que 0.15 d’oxigène. Tout cela prouve que l’air qui circule est plus pur; et que l’air qui est en repos, déposé dans des capsules ou utriculi, est moins pur que l’air atmosphérique. Le premier est récemment produit par les organes qui décomposent l’eau; il se porte là où il doit servir, par son abondance d’oxigène, à précipiter la fibrine, à former le tissu fibreux; l’autre est le résidu d’un gaz qui a déjà achevé de faire ces fonctions. Salut, etc. Sign. Alex. Humboldt.