LETTRE D’ALEXANDRE HUMBOLDT A J.-C. DELAMÉTHERIE. Cumana, dans l’Amérique méridionale, le 30 messidor an 7. I l n’y a que 3 jours, mon bon et digne ami, que je suis arrivé sur cette côte de l’Amérique méridionale, et déjà il se présente une occasion favorable pour vous donner un signe de vie, pour vous dire en hâte (car le bâtiment est prêt de mettre à la voile) que mes instrumens d’astronomie, de physique et de chimie ne se sont point dérangés; que j’ai beaucoup travaillé pendant la navigation sur la composition chimique de l’air, sa transparence, son humidité, sur la température de l’eau de mer, sa densité... sur l’inclinaison de l’aiguille aimantée, l’intensité de la force magnétique... Mes sextants de Ramsden et de Throughton, et le chronomètre de Louis Berthoud (cet excellent instrument me donna la longitude de Ste Croix de Teneriffe, à 1h 14′ 25,5″, et Borda l’a trouvé 1h 14′ 24″), m’ont donné la faculté de déterminer avec une grande exactitude les endroits où chaque observation a été faite; avantage très-grand pour les observations magnétiques. Mais comment vous dire en cette hâte ce que j’ai vû? quelle jouissance m’a donné le séjour aux Canaries? Presque tous les naturalistes qui (comme moi) sont passés aux Indes, n’ont eu le loisir que d’aller au pied de ce colosse volcanique, et d’admirer les jardins délicieux du port de l’Orotava. J’ai eu le bonheur que notre frégate, la Pizarro, s’arrêta pendant six jours. J’ai examiné en détail les couches dont le pic de Teyde est construit. Le citoyen le Gros, vice-consul de la République, a bien voulu nous accompagner à la cime; c’est lui, et M. Bernard Cologan, qui ont observé avec beaucoup de sagacité la dernière et terrible éruption du 9 juin 1798. Le citoyen le Gros nous fait espérer une description de ce grand phénomène, accompagné d’un beau dessin, que j’ai vu ébauché au jardin botanique du roi à Orotava. Vous sentez combien sa société nous a été utile. Nous dormîmes au clair de lune à 1200 toises de hauteur; la nuit à 2 heures, nous nous mîmes en marche vers la cime, où malgré le vent violent, la chaleur du sol qui brûloit (consumoit) nos bottes, et malgré le froid perçant, nous arrivâmes à 8 heures. Je ne vous dirai rien de ce spectacle majestueux, des îles volcaniques de Lancerotte, Canarie, Gomere, que l’on voit à ces pieds; de ce désert de 20 lieues quarrées couvert de pierres ponces et de laves, sans insectes, sans oiseaux (habité seulement par la viola decumbens); désert qui nous sépare de ces bois touffus de lauriers et de bruyères, de ces vignobles ornés de palmiers, de bananiers et d’arbres de dragon, dont les racines sont baignées par les flots... Nous sommes entrés jusque dans le cratère même, qui n’a que 40-60 pieds de profondeur. La cime est à 1904 toises au-dessus du niveau de la mer, tel que Borda l’a trouvé par une opération géométrique, très-exacte: j’y ai ramassé des bouteilles d’air atmosphérique, et cet air analysé avec beaucoup de soin par un gaz nitreux (dont par le sulfate de fer, je connois la pureté) ne contient que 0,19 d’oxigène. Cependant le vent très-violent mêla sans doute l’air pur de la plaine (à 0,278 d’oxigène), à celle de la cime. J’y trouvai le thermomètre de Réaumur (non centigrade) à 2°; à Orotava, il étoit entre 18° et 19°. En comptant 16° de différence, on auroit 119 toises par degré; ce qui s’accorde bien avec les observations de Saussure, qui, je crois, donne 107 toises par degré. Le pic de Teyde est une immense montagne basaltique, qui paroît reposer sur de la pierre calcaire dense et secondaire. C’est la même, qu’avec beaucoup de pierre à fusil, on trouve au Cap Noir en Afrique; la même à Cadix, à la Manche, en Provence; la même sur laquelle reposent les basaltes de St. Loup près d’Agde, et ceux du Portugal. Voyez avec quelle uniformité le globe est construit! Les Açores, les Canaries, les îles du Cap Vert ne paroissent être que la continuation des formations basaltiques de Lisbonne! Les flots amènent aussi et jettent de la côte d’Afrique, sur les bords de Ténériffe des granits, des syenites et le schiste micacé granitique, que nous avons au St. Gothard, dans le Salzbourg... Il est à supposer que c’est de ces roches que consiste la haute crète de l’atlas, qui se prolonge à l’Ouest vers les côtes de Maroc. Le cratère du pic, c’est à-dire celui de la cime ne jette (depuis des siècles) plus de laves (celles-ci ne sortent que des flancs). Mais le cratère produit une énorme quantité de soufre et de sulfate de fer. Le soufre se compose-t-il, ou ne vient-il pas de cette roche calcaire au-dessous des basaltes, qui identique avec celle d’Andalousie (et de Kreczezowiz en Pologne) pourroit bien le fournir? Vous savez que la pierre calcaire et gypseuse d’Andalousie (c’est la même formation, le gypse fait des bancs dans la roche calcaire) pourroit fournir du soufre à toute l’Europe. Mais le basalte dont le pic de Teyde est construit, n’est pas seulement du basalte contenant de la cornéenne et de l’olivin feuilleté et cristallisé (la chrysolide basaltique) non sur-tout vers la cime, il y a des couches du porphyrschiefer de Werner et d’un autre porphyre à base d’obsidienne. Le porphyrschiefer est feuilleté, sonore, à demi transparent sur les bords, formé d’une base verte très-dure, ayant de l’affinité au jade et enchâssant des cristaux de feld-spath vitreux. Les pierres ponces du pic ne sont que de l’obsidienne décomposée par le feu. On ne peut pas attribuer leur origine au feld-spath. J’ai ramassé et déjà vu dans les cabinets de Madrid, beaucoup de morceaux à demi obsidienne d’un noir olivâtre, et à demi pierre ponce fibreuse blanche. — J’ai fait un grand nombre d’observations sur l’inclinaison, avec le nouvel instrument inventé par Borda, et auquel le citoyen Megnié à Madrid à fait quelques simplifications. Vous aurez vu les observations qu’avec un mémoire astronomique, j’ai envoyé au citoyen Delambre. Nouv. Division. Force magnét. oscillation . Paris....... 77°,15........ 24,5 Nîmes....... 72°,65........ 24 Barcelone..... 71°,80........ 24,5 Valence...... 70,70........ 23,5 Madrid...... 75,20......... 24 Ferrol....... 76,15......... 23,7 En une minute, en temps de calme, on peut parfaitement compter les oscillations sur mer. Mer. Longit. Latit. Inclinaison. 32°,16′.... 17°,7′.... 71°,50.... 24 26,51..... 19°,3′.... 67°,00.... 23 14°,15′.... 48°,3′.... 55°,80.... 23,9 13°,51′.... 50°,2′.... 50°,15.... 23,4 10°,59′.... 64°,31′... 46°,50.... 23,7 Vous voyez que la force n’est pas en raison de l’inclinaison; le phénomène est très-compliqué. Je vous en dirai une autre fois davantage. J’ai pesé l’eau de la mer avec une balance de Dollond; elle devient moins dense en s’approchant de l’équateur; mais il n’y a pas de doute que le minimum est au nord de la ligne; depuis latitude 18° 8′ la densité de l’eau augmentoit de nouveau. — Je suis parvenu à faire l’analyse de l’air à bord avec la même facilité que dans mon laboratoire. J’ai commencé un mémoire, que j’enverrai à l’Institut, à ce sujet: vous y verrez que les belles nuits au clair de lune à 10° 30′ de latitude, l’air de la mer contenoit au-delà de 0, 30 d’oxigène. — J’ai examiné avec soin la température de l’eau; je l’ai vu augmenter de 12° à 20°, 5; Corogne, mer à la surface 12° latit. 35° 8′ 13° lat. 29° 15° lat. 20° 8′ 17° lat. 14° 57 19° lat. 13° 30′ 20° 5. Vous savez que la température de l’air n’influe aucunement sur la température de l’eau: dans une latitude, elle est la même à toute saison. Mais par-tout où il y a des bas-fonds, l’eau est froide. Je l’ai vu descendre de 20° 5 à 18°. L’idée de Jonathon Williams ( Transactions de la Societé d’Amérique, vol. III. pag. 82.) de sonder avec le thermomètre; idée que le grand Franklin lui suggéra, est très-heureuse. Je donnerai un jour la suite de la carte de Williams. Bonpland, mon compagnon de voyage, fait une belle collection de plantes. Notre maison est construite en bois de quinquina. Nous ferons des expériences sur le gimnotas electricus.