Lettre de F. Humboldt a M. Pictet, professeur de philosophie a Geneve, sur l'influence de l'acide muriatique oxygene et sur l'irritabilite de la fibre organisee, lue a l'Institut national. Bareuth, 24 janvier, 1796. S'il est doux de travailler aux progres des connoissances humaines, il est agreable en meme temps de fixer l'attention des personnes distinguees par leur genie et par la place qu'elles occupent parmi les naturalistes. C'est cette sensation flatteuse que vous m'avez causee, monsieur, en me temoignant l'interet que vous daignez prendre a mes occupations chimiques. Vous me demandez le detail des petites decouvertes que j'ai eu le bonheur de faire sur divers objets de botanique, de physique et de physiologie generale; vous m'inspirez du courage en me persuadant que mes foibles essais ne seront pas tout-a-fait oublies dans un temps ou le calme naissant ramene les muses au centre de la Republique. J'ai trop de vanite pour ne pas ceder a vos instances, et je n'hesite pas a vous adresser ces lignes, en vous priant de les recevoir avec cette indulgence qui est toujours l'apanage du vrai merite. C'est depuis six ans, depuis le voyage que je fis en Angleterre avec George Forster, philosophe aimable, enleve trop tot a l'humanite egaree, que je n'ai cesse de m'occuper d'observations physiques. J'eus le bonheur de parcourir en mineur une grande partie des montagnes de l'Europe; j'etudiai la nature sous les points de vue les plus differens; je concus l'idee d'une physique du monde; mais plus j'en sentis le besoin, et plus je vis que peu de fondemens sont encore jetes pour un aussi vaste edifice. Quelque merite qu'il y ait a reduire des experiences connues a des lois generales, a etablir l'harmonie parmi les phenomenes, qui, au premier coup-d'oeil, paroissent incompatibles, je me bornerai cependant a vous communiquer les faits qui ont echappe jusqu'ici aux naturalistes. Car de tout ce que la physique nous presente, il n'y a de stable et de certain que les faits. Les theories, enfans de l'opinion, sont variables comme elle. Ce sont les meteores du monde moral, rarement bienfaisans, et plus souvent nuisibles aux progres intellectuels de l'humanite. Je commence par vous communiquer une decouverte sur l'irritabilite de la fibre vegetale que j'ai faite dans le cours de mes experiences pendant l'hiver de 1793. Je l'ai annoncee dans mes Aphorismi ex doctrina physiologiae chemicae plantarum; mais je l'ai suivie avec tant de soin pendant deux ans, je l'ai appliquee, depuis mon retour de Geneve en Allemagne, avec tant de succes a l'organisation animale, que je puis vous la presenter aujourd'hui avec un detail bien plus interessant. Les effets surprenans des oxydes metalliques, du gaz vital, de l'eau meme sur la matiere animee, le grand phenomene de la respiration, et sur-tout les idees ingenieuses que M. Girtanner avoit enoncees sur l'oxygene, regarde comme le principe de l'irritabilite de la nature organisee : toutes ces considerations m'engagent a chercher une substance a laquelle l'oxygene seroit assez legerement lie pour en etre degage avec facilite. Je pensai que cette substance devroit me conduire a des experiences infiniment instructives, en me mettant a meme d'augmenter sous mes yeux l'irritabilite de la fibre animee. Mon choix tomba d'abord sur le gaz acide muriatique oxygene mele a l'eau. Les bases de ce fluide montrent une attraction reciproque si foible; que l'oxygene en est degage par le seul stimulus de la lumiere. Je preparai cet acide dans toute sa purete, pernicieuse a la respiration animale. Je ne vous ennuierai pas par le detail de mes experiences, je ne vous en donne que les resultats, qui ne manqueront pas de vous frapper. Ces aphorismes font partie de mon ouvrage botanique, qui porte le titre de Florae Fribergensis Specimen, plantas cryptogamicas praesertim subterraneas recensens, Berol. 1793, in-quarto. Ils ont ete traduits en allemand par le D. Fischer, et cette traduction est tres-preferable a l'original par les notes excellentes que le fameux professeur M. Hedwig et le docteur Ludwig a Leipsig ont bien voulu y joindre. Journ. de Phys. T. 37, p. 150. Je pris trois bocaux de verre que je remplis de trois substances differentes. Numero 1 contenoit de l'eau ordinaire dans son etat naturel, melee avec de l'acide carbonique, de la potasse et quelques atomes de terres. Numero 2 fut charge d'acide muriatique ordinaire etendu d'eau et assez foible pour que l'on en paut soutenir le goaut sur la langue. Numero 3 etoit de l'eau impregnee de gaz, acide muriatique oxygene. Cet acide etoit si fort, qu'il donnoit des vapeurs suffoquantes, et que les substances vegetales en etoient decolorees tout du suite. Je remplis les trois bocaux de la semence de cresson alenois ou lepidium sativum L.; je trouvai apres un quart-d'heure les grains jetes dans l'eau pure, brunatres et couverts de quelques bulles d'air . Ceux dans numero 2, tiroient sur le noir; mais ceux dans numero 3, etoient d'un jaune verdatre, tres-enfles, et caches, pour ainsi dire, sous une infinite de bulles qui annoncoient une germination acceleree. Apres six a sept heures, ce germe paroissoit dans le bocal numero 3. Apres un espace de neuf heures les germes avoient pousse jusqu'a la longueur d'une ligne (mesure ancienne de Paris). Le lepidium jete dans l'acide muriatique ordinaire, devenoit au contraire, de moment en moment, plus noir. Les grains avoient l'air ride (rugosa) et desseche, et ils ne produisoient jamais aucun atome de germe. Numero 2, ou l'eau pure n'en presenta que dans une periode de trente-six, trentehuit heures, et meme alors ils etoient infiniment plus petits que ceux que l'acide muriatique oxygene avoit developpes en 7 ou 8 heures. -- Quel phenomene, que de voir augmenter l'irritabilite des plantes par un fluide qu'on auroit dau croire fatal a toute matiere organisee! Aussi j'en fus tellement frappe, que je continuai mes experiences pendant deux mois sans en parler a personne. Le succes fut toujours le meme, et le temps de la germination ne differoit que de trois quarts-d'heure ou une heure. L'acide muriatique oxygene devancoit l'eau presque toujours de vingt-neuf a trente heures. Il ne falloit au premier que la sixieme partie du temps que l'eau exigeoit pour produire les memes germes. Les semences de Pisum, de Phaseolus, et toutes celles que j'essayai presentoient cette acceleration. Je repetai au mois de mars mes experiences en presence du celebre chimiste, M. Klaproth, de M. Hermbstedt et de plusieurs autres membres de l'academie de Berlin. Ils voulurent bien se convaincre de l'exactitude de mes observations. J'ai publie, dans mes Aphorismes physiologiques, p. 166, plusieurs experiences sur le degagement d'air et la decomposition de l'eau dans la germination . Je ne manquerai pas de vous les communiquer dans une lettre suivante. Les semences semblent contenir de l'azote, comme l'hydrogene se trouve dans l'oeuf. Je reviens au detail de mon experience. Preparez deux sortes d'acide muriatique oxygene, l'une tresforte et l'autre plus foible et delayee, vos germes paroeitront toujours les premiers dans l'acide concentre. Mettez une partie du liquide dans une chambre obscure; exposez l'autre aux rayons du soleil, et votre vegetation sera toujours plus prompte dans les tenebres qu'au plein jour, non pas seulement parce qu'ainsi que l'a prouve l'excellent physicien, M. Senebier, la germination est plus prompte dans l'obscurite, mais aussi parce que la lumiere enleve l'oxygene a l'acide muriatique oxygene et le convertit en acide ordinaire, tres-nuisibles aux substances organisees. Si par hasard vous laissez les germes du lepidium sativum dans le bocal numero 3, qui les a produits, vous aurez dans une espace de trente heures des cotyledons; mais ils sont alors d'un blanc d'ivoire. C'est un phenomene qui presente des formes tres-elegantes. L'acide muriatique oxygene est converti, par l'acte de la germination, en acide muriatique ordinaire, et ce changement est l'effet de la fibre croissante. Il est plus prompt, en raison de l'acceleration de la germination, et il a lieu au milieu des tenebres memes. J'ai cherche a varier ces experiences; mais elles ne sont jamais aussi frappantes que sous les rapports que je viens de decrire. J'ai prepare de la terre siliceuse (ou de quartz) tres-pure. J'en ai rempli deux vaisseaux de verre dont l'un et l'autre contenoient la semence du lepidium sativum L.; j'arrosai chaque portion de quantite egale d'eau pure d'un cote, et d'eau chargee du gaz muriatique oxygene de l'autre. Je pris bien garde que ce dernier liquide ne touchat que la terre, et non la jeune plante, qui en auroit ete blanchie. L'acide muriatique oxygene produisoit des tiges d'un demi-pouce dans un espace de trois jours; l'eau pure n'en presenta qu'apres quatre jours a quatre et demie. En cinq jours, les jeunes plantes, dans les deux vaisseaux, etoient tres-vertes et tres-belles. Un botaniste ingenieux, M. Uslar , vient de repeter ces experiences avec les Brassica campestris, B. napus, Lactuca sativa, Reseda odorata. Il pretend meme avoir augmente l'irritabilite de la Mimosa pudica, et de la Drosera rotundifolia en les arrosant avec de l'eau impregnee d'acide muriatique oxygene. N'ayant jamais fait cet essai, je n'ose pas juger de son authenticite. Dans un livre allemand intitule: F ragmens d'un nouveau systeme de Phytologie, a Brunswick, 1794, p. 158. Je n'avois jusqu'ici fixe mon attention que sur la fibre vegetale. L'analogie frappante qui existe entre les deux regnes de la nature organisee, l'opinion que je me suis forme que la fibre musculaire est la meme dans la matiere vegetale et animale, ces considerations me porterent a faire des experiences sur la derniere. Etant occupe depuis long-temps des phenomenes du Galvanisme; je vis en eux un excellent moyen de mesurer le degre d'irritabilite dans lequel un animal se trouve. Je pris la cuisse d'une grenouille (Rana esculenta L.), dont le nerf crural avoit ete arme de zinc et irrite par un conducteur d'argent. Elle etoit tellement fatiguee depuis trois heures, qu'elle ne presenta plus que de foibles mouvemens. Tout le membre ne souffroit plus de contractions, et l'or et le zinc meme (que je regarde comme les metaux les plus actifs) ne produisoient qu'un foible mouvement dans de musculus gemellus au mollet. Cette jambe me parut tres-propre a faire des experiences decisives. J'humectai son nerf crural avec de l'eau fortement chargee d'acide muriatique oxygene. Je le remis sur le zinc; je touchai celui-ci et les muscles avec un conducteur d'argent: et quel fut mon etonnement lorsque je vis cette jambe affoiblie tressaillir de tout son long, et souffrir des convulsions qui l'eloignoient du zinc! J'eus recours aussitot aux experiences comparatives, que je regarde comme le seul boulevard par lequel le physicien peut se garantir de l'erreur. Je pris trois cuisses de la rana temporaria L. elles avoient ete galvanisees depuis 4 heures, et leur irritabilite etoit extremement foible. Je mis leurs trois nerfs cruraux dans trois vases remplis, l'un d'eau pure, l'autre d'acide muriatique delaye, et le troisieme d'acide muriatique oxygene. Les resultats de ces experiences reiterees plusieurs fois furent comme il suit: le premier nerf excita des mouvemens un peu plus sorts qu'auparavant; le second devint tout-a-sait insensible au galvanisme; mais le troisieme augmenta prodigieusement dans la faculte de produire: il presenta des contractions musculaires si vehementes, qu'on auroit cru l'animal recemment tue et dans toute sa vigueur naturelle. Je regarde les expressions d'electricite animale, d'irritamentum metallorum, dont on se sert vulgairement, comme tres-vagues et impropres. Il ne faut point determiner les causes dont on ignore la nature. Les mots de galvanisme, galvaniser, dont je me sert, sont formes d'apres ceux de magnetisme, magnetiser. Ils sont recommandables par leur brievete. Je ne vous fatiguerai point, monsieur, par le detail de toutes les experiences que j'ai faites a ce sujet depuis mon retour d'Italie. Il suffit de vous avoir annonce le fait, qui me paroeit tres-interessant. Je n'y joins que cette observation, qui vous prouvera davantage que l'acide muriatique oxygene n'agit sur la fibre nerveuse que par l'oxygene qu'il degage. L'augmentation de l'irritabilite, par cet acide, ne dure que cinq a huit minutes: ce temps ecoule, la sorce musculaire devient moindre qu'avant l'humectation. L'acide muriatique oxygene paroeit alors etre converti en acide muriatique ordinaire, et celui-ci est tres-nuisible a l'irritabilite. On seroit tente, peut-etre, de croire que cette foiblesse qui se montre en cinq a huit minutes est l'effet d'une irritation exageree, une debilitas indirecta, pour me servir d'une expression de Brown. Mais non: arrosez ce meme nerf d'une nouvelle portion d'eau impregnee d'acide muriatique oxygene, et vous le verrez exciter de nouveau de fortes contractions musculaires aussitot qu'il sera arme de metaux heterogenes: or, il seroit impossible de guerir une debilitas indirecta par des remedes stheniques. Au contraire, il paroeit que cette nouvelle humectation n'augmente l'irritabilite qu'en rendant a l'organe une nouvelle portion d'oxygene. L'effet de l'acide muriatique oxygene sur le coeur meme est un phenomene bien frappant. Je ne sais encore s'il se presente constamment, mais je l'observai hier avec assez de loisir pour etre bien saur de ne pas me tromper. Je fis l'experience sur le coeur d'une grenouille qui ne palpitoit plus. L'irritabilite en etoit tellement aneantie, que les stimulus mechaniques ne le portoient plus a aucun mouvement. Je le pris entre mes pincettes, et le jetai dans un bocal rempli d'acide muriatique ordinaire: il ne manifesta aucune irritation. Mais a peine l'avois-je jete dans de l'acide muriatique oxygene, qu'il commenca a palpiter: ces palpitations augmenterent tres-fort: je remis le coeur sur du bois; mais le mouvement continua pendant cinq a six minutes. Il cessa peu a peu, et je parvins a le reproduire par une nouvelle humectation avec de l'acide muriatique oxygene. Je finis par une experience qui ne m'a jamais encore manque. Je mis la jambe d'une grenouille, pendant douze minutes, dans une solution d'opium; elle perdit toute irritabilite: le galvanisme ne l'excitoit a aucun mouvement: les metaux n'en produisoient pas plus qu'ils en excitent sur un morceau de bois ou sur une pierre. Je pris de l'acide muriatique oxygene tres-fort, j'en lavai la matiere animale, et en deux minutes toute l'irritabilite de la fibre reparut: les muscles souffroient des-lors des contractions tres-fortes. Ces experiences ont ete repetees avec succes sur les souris. Les animaux a sang chaud ne sont pas moins sensibles a l'oxygene que les animaux a sang froid. L'acide muriatique oxygene est converti en acide muriatique simple, tant par la fibre vegetale que par la fibre musculaire. Ce grand phenomene nous prouve, plus qu'aucun autre, 1°. que l'augmentation d'irritabilite est la suite d'une combinaison intime de l'oxygene avec les organes animes; 2°. que quelques differens que paroissent les elemens de la fibre vegetale et animale, toutes deux cependant suivent les memes affinites, sont excitees par le meme stimulus de l'oxygene; 3°. que le procede chimique de vie est un procede de combustion legere, et que (comme l'exprime tres-bien M. Reil, savant physiologiste de Halle, dans une lettre qu'il m'adresse) la combustibilite d'une substance morte ressemble a l'irritabilite de la matiere organisee: toutes deux dependent de l'affinite pour l'oxygene, toutes deux produisent un degagement de calorique. -- L'acide muriatique oxygene neutralise par de la soude ou de la potasse ne presenteroit-il pas un objet interessant a la pharmacie ? Les citoyens Cuvier et Vauquelin ont ete charges de repeter les experiences.